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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/142

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Ce somptueux, cet éblouissant avenir dont parlait la prima donna était si loin des mesquineries de sa vie, qu’elle n’y voyait guère, la pauvre femme, qu’une brillante fantasmagorie sans réalité aucune.

— Ne parlons plus de cela, Ginevra, dit résolument le lieutenant, honteux d’avoir un instant oublié devant la grande artiste, devant la consolatrice de La Havane, ses principes français et domestiques. Vous êtes une bonne, une ravissante femme ; je vous admire et je vous aime, mais nous ne pourrons jamais nous entendre sur ce point, poursuivit-il d’une voix plus douce en serrant amicalement les mains de la Ginevra dans les siennes.

— Je suis trop satisfaite de mon sort pour être susceptible, dit la prima donna avec tristesse. J’entends bien que vous rougiriez de voir votre fille au théâtre ; mais quand vous verrez le Bengali couché dans sa tombe après un long martyre, vous regretterez peut-être de n’avoir pas écouté la Ginevra.

L’aimable femme quitta presque aussitôt l’appartement les yeux pleins de larmes.


II

Cette scène se passait juste au moment où le rigide marin méditait son épître au ministre. Deux mois plus tard, au commencement d’octobre, le lieutenant était installé à Hennebon avec toute sa famille.

Les dix-huit cents francs de retraite de Tranchevent, ajoutés aux quatre cents francs de sa femme, formaient un total de deux mille deux cents francs de revenu, sur lesquels devaient vivre cinq personnes, en comptant une grosse fille nommée Jeannette, qui servait depuis cinq ans dans la maison. Si (éventualité possible) le lieutenant mourait avant sa femme, Mme Tranchevent et ses deux filles seraient réduites à quatre cents francs par an. Voilà quel était le présent, quel était l’avenir d’Hermine !… Personne alors, pas même sa mère, ne songeait à la chance d’un mariage. Puisqu’à Lorient, en trois années, avec tous ses succès de beauté et de talent, la jeune fille avait rencontré si peu de prétendans, qui pourrait venir la déterrer à Hennebon ? Une chose qui peint bien la province, c’est que deux lieues, à peu près la distance de Notre-Dame-de-Lorette au Panthéon, suffisent pour mettre des abîmes entre la population de Lorient et la population d’Hennebon. Les personnes les plus fêtées dans les salons lorientais sont complètement oubliées dès qu’elles ont passé quelques mois dans le campo santo que nous avons décrit.

Le départ pour Hennebon marqua une époque décisive dans la vie morale d’Hermine. Le milieu où jusque-là elle avait vécu ne lui é