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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/157

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aucune objection, et vers sept heures du soir on achevait de dîner sous les sapins, au bord du Blavet. Peu importait l’heure du retour, Hennebon n’était plus qu’à dix minutes de marche.

La lune était levée depuis longtemps. Un paysage frais et joyeux au jour était devenu fantastique et presque terrible ; les rochers, les buissons, les chênes, les sapins qui couronnaient les bords de la rivière, étendaient sur une eau semblable à de l’argent liquide leurs ombres prodigieusement agrandies. Au moindre nuage, au moindre vent, ces ombres s’allongeaient, s’entre-croisaient d’une rive à l’autre, s’agitaient, se confondaient, affectant mille formes bizarres.

Vers la fin du repas, Hermine s’éloigna des dîneurs et s’appuya, tout à fait au bord de l’eau, contre un vieux chêne ébranché. Trop agitée, trop pensive pour bien voir la nature, elle regardait machinalement à ses pieds les luisantes aiguilles des sapins dont les premières brises d’automne jonchent la terre. — Chante-nous donc quelque chose, Bengali, cria le père d’Hermine, en ce moment sous l’influence de ce grain de poésie que l’imprévu entretient et réveille dans l’âme des marins à la plus rude écorce.

Jean n’avait aucune idée du talent de sa cousine, Hermine avait à peine fredonné quelque refrain devant lui. Italien, c’est-à-dire artiste, par sa mère, il adorait la musique. L’heure, le site, l’étrange beauté d’Hermine, dont les yeux inspirés et la svelte forme blanche se détachaient sur le chêne noir, contribuèrent à l’enivrer. Plein de fougue, sincère et spontané jusqu’à la démence, il s’élança vers sa cousine dès qu’elle eut dit la dernière note d’une des plus poétiques inspirations de Meyerbeer. — Vous êtes une grande artiste ! s’écria-t-il en lui serrant la main.

Hermine revint à Hennebon appuyée sur le bras de Jean. Mlle Angélina Richard, Mlle Martine Simonin marchaient derrière eux. — Décidément Hermine accapare son beau cousin, dit Martine.

— Cela ne peut pas la conduire à grand’chose, répondit Mlle Richard.

— Cette journée ne vous a-t-elle pas éclairé sur les intentions de votre frère ? disait de son côté Mme Tranchevent jeune à son mari.

— Je n’ai rien remarqué d’extraordinaire, répondit Firmin.

— J’ai de meilleurs yeux que vous.

Hermine s’endormit heureuse, complètement heureuse, pour la première fois de sa vie. Le lendemain, elle descendit dans le petit jardin aussitôt après le lever du soleil. Derrière la haie vive s’étendait une immense prairie appartenant à la commune ; moyennant une infime rétribution, les pauvres gens y faisaient paître leurs vaches. Hermine y rencontra une vieille paysanne qui fournissait du lait à la maison : elle écouta sans fatigue les plaintes de la bonne