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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/181

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rôdaient autour des deux amies, qu’elles poursuivaient de regards curieux et défians. La belle, l’expansive et rayonnante Ginevra dans cette morne demeure, c’était l’éblouissante lumière de midi envahissant subitement quelque retraite ténébreuse et glacée. Bientôt la Ginevra se tut. L’artiste libre et passionnée, dont l’existence n’était qu’une poursuite anxieuse du beau sous toutes ses formes, se sentait défaillir devant ces laideurs physiques, surtout devant cet abaissement de la nature morale. Aucun refuge pour l’imagination attristée ; l’espace manquait, et la terre était inerte comme les âmes.

Hermine, étonnée du silence de son amie, leva les yeux sur elle et s’aperçut qu’elle pleurait. La Ginevra surprit ce regard.

— Tu ne peux pas rester ici, s’écria l’artiste en serrant la jeune fille contre son cœur ; tu es pâle, tu es faible, tu es triste, je ne l’avais pas remarqué d’abord. Demain j’irai voir ton père.

Hermine secoua douloureusement la tête.

— Tu étais intimidée, troublée ; tu t’es laissé sacrifier sans te plaindre, pauvre Bengali ! mais moi, je saurai lui parler.

Pour toute réponse, Hermine remit à la Ginevra la lettre du lieutenant, l’unique preuve de souvenir que son père lui eût donnée depuis un an.

Accoutumée à n’avoir d’autre guide que son cœur, d’autre but que le bonheur de ceux qu’elle aimait, la Ginevra ne pouvait rien comprendre à l’indignation impitoyable du lieutenant, aux épithètes flétrissantes dont il accablait sa fille.

— Il devient fou ! tout à fait fou ! Moi qui l’ai connu bon, généreux, plein de cœur ! Pauvre lieutenant ! C’est égal, si tout n’est pas mort en lui, tu sortiras d’ici ! Aie confiance en la Ginevra !

Le lendemain, vers midi, la Ginevra entrait dans la chambre de Mme Tranchevent. Dès que la mère d’Hermine l’aperçut, elle se jeta dans ses bras toute en larmes. La pauvre femme devinait instinctivement que l’artiste lui apportait quelque chose de sa fille. Au lieu de s’élancer, comme il l’eût fait autrefois, vers son amie, le lieutenant devint blême et resta immobile à sa place. La Ginevra connaissait son malheur, il n’éprouvait plus devant elle qu’une profonde humiliation.

Pendant le trajet du Faouët à Hennebon, seule dans une mauvaise carriole, la Ginevra était arrivée à se persuader qu’elle allait demander au lieutenant une chose parfaitement simple. En face de son vieil ami, de ce père foudroyé dans ses plus chères affections et dans son orgueil, elle éprouva une sorte de timidité qu’elle n’avait jamais connue. Elle ne savait comment attaquer, comment vaincre des sentimens qu’elle comprenait mal. Accoutumée de longue date à ne jouer dans son ménage qu’un rôle secondaire, Mme Tranchevent