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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/189

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tablement été capables d’éprouver, non plus une tentative pour rendre sensible tout ce qui dans les réalités avait eu la puissance d’agir sur eux, mais une pure et simple exposition des idées qu’ils avaient su se faire des méthodes les plus judicieuses, des espèces de produits qu’il convenait de façonner, des diverses sortes de machines que leur intelligence avait su inventer pour obtenir certains effets. Lors même qu’il s’agissait d’émouvoir, on s’était fait une loi de ne point prendre conseil de ses émotions personnelles, de ne point traduire naïvement ce qu’on avait senti soi-même, mais de peindre ou d’écrire ce qu’on jugeait propre à émouvoir les autres.

Le secret du mal, c’était la vanité, qui avait rendu les poètes et les artistes si raisonneurs. Certes ils ne s’étaient pas dit bien positivement que, pour ne point être égarés par leurs goûts involontaires, le plus sage parti à prendre fût de toujours se guider d’après leur raison ; mais les influences du temps leur avaient donné une défiance de leurs sentimens et une crainte du ridicule qui produisaient un résultat identique. Sauf peut-être dans la peinture de chevalet et dans la comédie légère, où cette préoccupation était moins vive, ils voyaient toujours derrière leur épaule le visage de la raison prête à ricaner de tout ce qu’il y avait d’illogique dans les folies et les ivresses de l’entraînement, si bien que vers 1800 la France avait fini par donner le spectacle d’une abnégation tout ascétique. Elle prenait à tâche de se faire violence à elle-même : elle se condamnait à composer péniblement des tragédies régulières qui l’ennuyaient et des tableaux à la grecque qui avaient encore pour ses instincts plastiques un plus médiocre attrait. Elle avait un système enfin, et elle y persistait non par amour, mais parce qu’elle voulait produire suivant sa raison, et que pour le moment sa raison était incapable de trouver un autre système.

Cependant la France se lassa de se donner tant de mal pour peindre et rimer contre ses goûts : laissant là les trois unités et toutes ses méthodes, elle voulut s’abandonner à ses instincts et créer des œuvres qui pussent la satisfaire. Ce fut là une véritable révolution, révolution qui fit le tour de l’Europe, car l’Europe entière, plus ou moins, avait partagé la même aberration et avait besoin de s’en purger. L’Angleterre seule, chose remarquable, se ressentit à peine de la fièvre générale, ou du moins elle se contenta de réformes sans révolutions. Il faut dire qu’en Angleterre la vie et le flot des sentimens réels n’avaient jamais entièrement cessé de couler dans la littérature et les beaux-arts. Les caractères individuels sont trop marqués chez nos voisins pour se prêter si facilement et surtout si longtemps à une mode nationale. Leur raison a beau faire pour leur persuader qu’une opinion est de bon goût : leurs sympathies et leurs