Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/210

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

En définitive, le principe, le sentiment que M. Ruskin traduit par ces mots, l’amour de la nature, est comme un point incandescent d’où part un cône de lumière qui arrive à embraser tout son esprit. Il n’en sort rien moins qu’un plan général pour la rénovation et la transformation absolue de l’art ; seulement c’est un plan qui n’a rien de systématique, qui n’est nulle part exprimé tout d’un bloc, qui n’est point un ensemble d’idées créées tout d’un coup et déduites d’une première décision, — rien n’est plus étranger à la nature anglaise de M. Ruskin que cette manière toute française de procéder : — c’est un plan au contraire qui ressemble à un svod plutôt qu’à un code, qui s’est formé peu à peu par la combinaison de mille idées parfaitement indépendantes à l’origine. On peut le résumer ainsi : l’art, tel que la renaissance l’a fait, est simplement une fabrication de produits qui ne visent qu’à causer une sensation agréable, qui n’ont de prix, comme les parfums, que par le plaisir momentané qu’ils procurent. Il faut au contraire que l’art devienne un instrument d’éducation, un effort constant pour enfanter des œuvres qui portent avec elles une signification sérieuse et une influence durable, qui aient une valeur par les connaissances, les pensées et les sentimens qu’elles engendrent dans l’esprit et dans l’âme des hommes. L’art appartient maintenant à la classe des romans et de toutes les séduisantes fictions où l’écrivain ne veut qu’amuser ses lecteurs et se faire honneur à lui-même. Il faut au contraire que l’art prenne rang à côté de l’histoire, de la science et de la morale, qu’il soit un langage employé par l’artiste pour communiquer à ses semblables les résultats où il est arrivé en s’appliquant à connaître la vérité, à rechercher les causes et les destinations des choses, à sentir ce qu’elles peuvent nous révéler sur la sagesse et la bonté du Créateur, qui les a faites belles pour notre joie, grandes et sublimes pour éveiller notre hommage. L’art enfin est quelque chose d’analogue à la politique et à l’égoïsme ; c’est l’occupation d’un homme qui, loin de chercher à apprendre ce qu’il ignore, ne songe qu’à appliquer ses idées, à rêver d’après ses goûts comment les choses devraient être pour lui convenir, à calculer le moyen de produire avec ses couleurs tel effet qui fasse sentir à d’autres sa puissance ou obtienne leur approbation. — Il faut que l’artiste ait pour mobile le seul noble instinct de notre être, celui qui est en même temps le principe de tout amour, de tout dévouement et de tout progrès intellectuel, celui qui met sa joie à découvrir ce qui nous avait échappé, à rendre justice aux valeurs que nous n’avions pas appréciées, à faire aimer de tous ce que nous aimons, à glorifier ce que nous admirons. Il n’y a que ce mobile qui puisse assurer à l’art une éternelle jeunesse, donner à l’artiste la