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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/212

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daire de l’exécution, au mérite de la correction et de la manipulation, qui n’exigent que de la patience et du savoir, le gothique s’est assuré l’avantage bien plus précieux d’utiliser toutes les parcelles de génie inculte qui pouvaient se rencontrer chez l’ouvrier. Il a animé ses murailles d’une multitude de sculptures dont chacune respire une âme d’homme, dont chacune raconte, peu importe que ce soit en bégayant, comment un être intelligent a vu et conçu un objet, comment il a su le rendre sous l’influence d’une impression particulière. Au contraire, avec cette délicatesse dont nous sommes si fiers, avec notre crainte incessante de la critique et notre incessante prétention de rendre nos œuvres irréprochables et méritoires, nous avons gagné le poli en perdant la pensée, nous nous sommes voués à des ornemens qui, pour être de beaux produits de fabrique, ont cessé d’être des produits intellectuels. Pour ne citer qu’un des moindres résultats de notre beau dédain, nous avons enlevé à notre sculpture le bénéfice de la verve facile, des saillies joyeuses ou mordantes, de toute cette imagination populaire et de tout ce talent d’accentuer qui s’épanchent dans les illustrations et les caricatures de nos livres, comme ils s’épanchent aussi dans le langage des classes ouvrières.

En Grèce, comme en Égypte ou en Assyrie, remarque M. Ruskin, le maître constructeur imposait à ses ouvriers une obéissance d’esclave, — avec cette seule différence que le Grec, plus impatient de toute imperfection, rabaissait la qualité de sa décoration pour la mettre à la portée d’un esclave, ou, en d’autres termes, ne faisait exécuter par ses subordonnés que des ornemens symétriques susceptibles d’être parfaitement taillés sans le moindre acte d’intelligence, tandis que l’Assyrien ou l’Égyptien confiait au ciseau de ses ouvriers des figures d’hommes ou d’animaux en ayant soin toutefois de réduire ses dessins à des formules invariables et à demi enfantines. Dans le système gothique, autrement dit dans le système essentiellement chrétien, la servitude de l’ouvrier est complétement supprimée. « Pour les petites comme pour les grandes choses, le christianisme a reconnu la valeur individuelle de chaque âme ; d’un autre côté, en même temps qu’il reconnaît cette valeur, il proclame aussi l’imperfection de chaque âme, en faisant consister pour elle toute dignité dans le sentiment de son indignité… À tout esprit qu’il appelle à son service, il adresse donc la même exhortation : Fais ce que tu peux, confesse franchement ce que tu ne peux pas ; ne souffre jamais ni que ton effort soit amoindri et rabaissé par la crainte de l’insuccès, ni que ton aveu d’impuissance soit arrêté par la crainte de la honte. » Le point où veut en venir M. Ruskin, c’est qu’avec ce mélange de modestie et de noble ambition, avec cette disposition à laisser à l’ouvrier la liberté de l’erreur pour lui donner