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de la ville est la résidence du surintendant du chemin de fer, espèce de casbah à murs blancs entourée de palmiers, qui débouche sur le wharf des steamers américains. A l’autre bout de la plage s’élève la gare, bâtie en pierres de taille, avec une toiture supportée par une charpente en fer, et fermée par des portes de fer peintes en rouge. Les rails occupent toute la largeur de la berge, et forment eux-mêmes la rue principale, la promenade favorite et le boulevard d’Aspinwall. Les maisons qui bordent ce boulevard sont, comme toutes celles de la ville, bâties sur les terrains de la compagnie, qui accorde aux habitans, non des titres de propriété, mais des concessions de jouissance, payées très cher et révocables à volonté. Ce seul fait donne la mesure du rôle joué par le chemin de fer à Aspinwall. Il est le véritable roi du pays, et roi à la façon de Méhémet-Ali, possédant le sol, employant les bras, fixant à sa guise le tarif de ses services, réglant même, par des notifications officielles qui font loi dans les républiques voisines, le cours et le change des monnaies. La compagnie venait précisément de publier un avis de ce genre dans lequel ce change était déterminé pour toutes les espèces monétaires en circulation, en prenant pour unité le dollar des États-Unis. D’après cet avis, notre pièce de 20 francs n’était acceptée par la compagnie que pour 3 dollars 80 c, tandis qu’elle circulait à sa valeur nominale dans les transactions ordinaires, et toutes les monnaies espagnoles subissaient une réduction relative plus ou moins forte. Cela devait être. Tous les services publics sentent la nécessité impérieuse de l’uniformité du type monétaire, et quand cette uniformité n’existe pas de fait, ils sont dans l’obligation d’en créer une arbitraire, mais légale, ne fût-ce que pour donner une valeur positive à leurs propres calculs. Aussi toutes ces mesures souveraines dictées par l’instinct d’un ordre supérieur à l’anarchie régnante m’ont-elles toujours paru d’une incontestable légitimité[1].

Malgré toutes ses exigences et malgré l’élévation d’un tarif commercial (de 100 à 300 fr. la tonne) qui entrave la circulation des marchandises, le chemin de fer d’Aspinwall est encore la providence du pays. Il occupe, avec un salaire de 5 francs à 7 fr. 50 cent, par jour, toute une population flottante de nègres, d’Européens, d’Américains

  1. On ne saurait approuver de la même façon le tarif exorbitant de 50 centimes par livre de bagages exigé pour la traversée de l’isthme au-dessus de 30 kilogrammes. Les émigrans de Californie, qui portent leur garde-robe sur leur dos et leur fortune dans un sac de cuir, n’ont point à s’en préoccuper ; mais pour les voyageurs européens, moins légers d’équipages, le prix du passage s’en trouve quelquefois plus que doublé. Un de nos compagnons, le général Ghilardi, ancien colonel italien sous Garibaldi, réfugié depuis la prise de Rome au Mexique, dut ainsi débourser un millier de francs pour ses bagages en sus des 375 franc3 de l’impôt personnel 125 francs par tête pour aller s’embarquer à Panama pour le Pérou, avec sa femme et sa fille.