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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/350

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alors la destinée, comparable à celle de la toile de Pénélope, et je sentais avec douleur que si les efforts du ministre américain le faisaient adopter dans sa rédaction primitive, je n’avais plus qu’à reprendre le chemin de Southampton. J’avais donc les yeux et l’esprit tournés vers le port du Nicaragua, sur l’Atlantique, où m’attendaient sans doute, avec la fin de mes incertitudes, de précieuses indications. La côte, de Navy-Bay à San-Juan-del-Norte, forme une ligne rentrante qu’on perd de vue au bout de deux heures pour la retrouver le lendemain avec son uniforme verdure de forêts vierges. C’est un des privilèges de l’Amérique centrale, — et l’Amérique centrale commence géographiquement à Aspinwall, — que cette magnifique ceinture, d’un vert d’émeraude, dont ses rives sont éternellement rajeunies, aussi bien sur le Pacifique que sur l’Atlantique. Le premier point que j’aperçus à l’horizon le lendemain du départ, avant même de distinguer le sombre bourrelet du rivage, fut le volcan de Cartago, l’Irazù. Était-ce un présage ? Ce volcan est peut-être le seul point du monde d’où l’on puisse découvrir les nappes bleues des deux grands océans, séparés cependant par un plateau de cinquante lieues de largeur et de quatre à cinq mille pieds de hauteur. En le voyant se dresser comme un phare au-dessus des sommets dentelés des montagnes de Costa-Rica, je ne pensai plus aux difficultés possibles. La côte se rapprochait insensiblement. Nous avions laissé bien loin derrière nous un archipel fameux dans les annales des boucaniers, qui sera un jour une des merveilles du Nouveau-Monde, la baie de Chiriqui. Tout à coup la forêt s’ouvrit en ligne droite à perte de vue. Un officier me nomma le Rio-Colorado, la principale embouchure du fleuve San-Juan, qui court du lac de Nicaragua à l’Atlantique. Je crus voir se développer à l’horizon un véritable bosphore presque aussi large que celui de Constantinople, et je me réservai d’examiner plus tard si ce n’était pas là l’entrée providentielle du canal interocéanique. Enfin un cap se dessina à gauche, puis, derrière ce cap, la silhouette de deux grands mâts d’un navire de guerre. Le Thames longea, pour la tourner, une bande de sable couverte de quelques constructions, au-delà de laquelle on distinguait, à travers une rade fermée, les chaumières éparses d’un humble village. Une demi-heure après, nous jetions l’ancre dans dette rade ; ayant devant nous, sur le bord d’une plage unie, resserrée par la forêt sans fin, Grey-Town, le village en question, et derrière, la pointe de sable (punta arenas) qui barre son port, et qui était encore occupée par les établissemens de l’ancienne compagnie de transit. Nous arrivions le 14 mars, à trois heures, vingt-six jours après nôtre départ de Southampton. Or nous étions restés quatre jours à Saint-Thomas, douze heures à Sainte-Marthe et à Carthagène, et trente-six heures à Aspinwall, en tout