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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/592

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et qu’ils en aient abandonné la construction à de simples spéculateurs.

A Amiens, à Saint-Quentin, c’est à peine si les logemens sont moins tristes et moins insalubres qu’à Roubaix et à Lille. À Saint-Quentin cependant on trouve encore quelques traces de la propreté flamande. Les plus pauvres s’efforcent de se procurer une de ces pendules grossières qui ornent les chaumières de paysans ; s’ils ont quelques sous, ils achètent une image pour décorer leur chambre. À Amiens, le goût de la propreté est déjà moins général ; on sent une tristesse plus morne ; le fond du caractère paraît être l’apathie. Il n’est pas rare de trouver des ouvriers qui habitent la même chambre depuis un grand nombre d’années ; ce n’est pas qu’ils y soient bien, c’est tout simplement qu’ils y sont, et qu’ils n’ont pas l’idée d’aller chercher ailleurs. La cité Damisse, récemment créée sur une hauteur, en très bon air, leur donnerait des logemens incomparablement plus spacieux et mieux appropriés pour le même prix ; mais il faudrait se mouvoir, ils restent dans leurs vieux quartiers, à Saint-Germain, à Saint-Leu. L’exemple le plus frappant de cette résignation paresseuse est celui de deux vieillards qui habitent une petite maisonnette rue du Milieu, dans la paroisse Saint-Germain. Le mari a quatre-vingt-trois ans, et la femme quatre-vingt-deux ; ils sont mariés depuis soixante-trois ans, et en voilà cinquante-sept qu’ils habitent ce logement, où la fumée les étouffe dès qu’ils font un peu de feu, où le vent siffle à travers les ais mal joints de la porte, où l’eau du ruisseau les poursuit et les inonde.

Amiens est pourtant une belle ville, une ville riante, qui a de beaux boulevards, de vastes rues bien bâties, une promenade magnifique, une des plus belles cathédrales du monde. Il ne tient qu’à ses habitans de croire que la misère n’existe pas, que tous les ouvriers ont du pain et du feu, et qu’aucun vieillard ne manque d’une botte de paille pour reposer la nuit ses membres fatigués. Le contraste est peut-être encore plus marqué à Reims, parce que l’industrie y est beaucoup plus vivante. Cette cathédrale merveilleuse, ces galeries en plein vent qui rappellent les ponts couverts de Lucerne, cette montagne de Reims, si chère aux épicuriens, qui étale à l’horizon ses rians coteaux couronnés de pampres, ces ateliers bien aérés, bien outillés, d’où sortent incessamment des montagnes de coton filé, des monceaux de flanelle, des avalanches de draps et de lainages, laissent à peine soupçonner toute la misère qui se cache à deux pas : ces maisons bâties au pied des anciens remparts et dont le sol disparaît l’hiver sous les eaux de pluie, ces logemens de la cour Fructus, de la cour Saint-Joseph, de la place Saint-Nicaise, du cimetière de la Madeleine, de la rue du Barbâtre, plus dépouillés et plus tristes