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humain, où de jeunes groupes laissent glisser leur barque muette le long des rives d’un fleuve enchanté.

De loin en loin, une cabane isolée fumait sur le bord, à peine visible au milieu d’un fouillis de végétation. À midi, on s’arrêta devant une de ces cabanes ; c’était l’heure du déjeuner des rameurs. Je voulus en profiter pour visiter l’habitation, et comme je gravissais avec peine un talus glissant, une voix me dit en français : — Donnez-moi la main, je vous aiderai. — Je levai la tête ; un jeune homme légèrement vêtu, à la mode américaine, souriait de mon étonnement. J’entrai avec lui dans sa retraite : elle était bâtie à l’indienne et consistait en un toit de feuilles de palmier supporté par des troncs d’arbres avec un treillis de cannes pour entourage. On l’avait partagée dans toute sa longueur par un rideau de roseaux derrière lequel se cachaient trois lits à moustiquaires formés de peaux tendues, une malle pour serrer le linge et quelques ustensiles de cuisine, ou de travail. Ces trois lits, dont l’un était placé à part dans un coin de ce gynécée, supposaient plusieurs habitans. Il y avait en effet, assis sur un banc, un personnage muet qui ne m’intéressa pas, puis dehors, sous la galerie ouverte de l’habitation, une jeune mulâtresse, d’une riche carnation florentine, dont la chemisette de mousseline blanche, descendant à peine jusqu’à la ceinture, ne cachait pas plus le beau sein que les épaules, et dont les yeux noirs, curieux et surpris, unissaient l’expression de la bonté à l’éclat sympathique du regard.

J’interrogeai le nouveau Robinson. Il était venu un jour du fond de la Bretagne chercher fortune à San-Juan-del-Norte, et ne la trouvant point aussi facilement qu’il le désirait, il s’était installé trois ans auparavant sur ce cap ignoré. Son but était d’abord de vendre aux vapeurs du transit les produits de son exploitation et de sa chasse ; mais cette source de bénéfice lui avait été enlevée par les événemens, et tout son commerce consistait à vendre des bananes aux Indiens des bongos qui sillonnaient le fleuve. Il ne se plaignait pas cependant : le pays lui plaisait ; il y avait toujours joui d’une inaltérable santé, et il attendait patiemment une circulation plus active qui lui permît de gagner un peu d’argent.

— Que mangez-vous ? lui demandai-je.

— Des bananes, des sapotes, du poisson et des tortillas pour pain.

Je voyais dans un coin le rouleau de pierre des tortillas posé sur sa meule.

— Jamais de viande ?

— Quelquefois, lorsque je vais tuer des chevreuils, des agoutis ou des cochons sauvages dans la montagne.

— Mais ne rencontrez-vous pas des serpens ?