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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/610

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l’aventure le piquant du danger, car notre rapprochement forcé des hautes herbes jeta l’alarme chez leurs hôtes cachés, plusieurs serpens s’élancèrent de ces profondeurs vaseuses et s’enfuirent vers les hauteurs de la berge. L’un d’eux, plus hardi ou dérangé par la pagaie, voulut sauter dans le canot. Un coup de fusil, chargé à petits plombs et tiré par un de mes hommes, lui broya la tête presque au vol. Il tomba ; je voulus le saisir, le flot rapide l’emportait déjà. Il avait cinq pieds de long, la grosseur d’un bras d’enfant, le ventre jaune clair, et la croupe noire et grise d’une espèce très commune des porte-lances. Tout cela s’était fait en un clin d’œil. Je n’avais pas eu le temps, avec ces admirables tireurs, de songer à ma boite de pistolets.

Nous marchions ainsi depuis six heures du matin, à travers des merveilles de végétation tropicale, rendues plus saisissantes par la tranquille majesté du fleuve débordant, quand à midi environ, au moment où le soleil me reléguait sous ma tente, l’appel du patron m’avertit qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Nous avions deux rivières devant nous : l’une à gauche, trouble, gonflée, menaçante et chargée de vase jaunâtre, le Sucio, un affluent du Sarapiqui ; l’autre, le Sarapiqui supérieur, calme, presque limpide et complètement dépouillé de ses allures torrentielles. C’était du Sucio[1] que nous était venue la marée montante qui nous avait surpris, par suite des pluies tombées dans la montagne. En examinant la couleur limoneuse des eaux de ce fleuve, évidemment chargées de ce sable à grains fins que j’avais retrouvé partout, il me vint à l’idée qu’il pouvait bien être le principal auteur des atterrissemens du Bas-San-Juan et des désordres récens de son port. Je me promis, si j’atteignais jamais le but de mes efforts, de faire étudier le régime de ses eaux, dont le cours doit être barré par de nombreux rapides, et dans le cas où j’aurais deviné juste, de couper le mal dans sa racine, comme on l’a fait en France pour la Durance.

Une fois que nous eûmes franchi le Sucio, la navigation redevint régulière, comme la veille. Seulement la rivière était plus étroite et plus encaissée. Les berges à pic, s’élevant progressivement jusqu’à plus de 10 mètres, laissaient lire dans leurs déchirures le secret de leur fécondité. Ce n’était qu’une couche de terre végétale d’un rouge de sang, d’un jaune d’ocre ou d’un noir fauve, sans aucun mélange de gravier ni de roches. Avec ces prodigieux blocs d’argile de vingt ou trente pieds de profondeur, on pourrait rajeunir une partie du sol appauvri de l’Europe, si besoigneux d’engrais. Je ne parle pas des services que cette terre rendrait à l’industrie dans un pays où l’on fait venir les briques des États-Unis à raison de 12 fr. le cent,

  1. Sucio veut dire sale. Le nom est significatif.