Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/694

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de personne lorsque les folies qui nous étaient propres seront allées rejoindre dans le néant les billevesées des temps passés. La société d’hommes et de femmes qu’il a décrite est trop exceptionnelle, trop éloignée de la manière de vivre et de penser de la commune humanité, pour intéresser vivement un bien grand nombre de lecteurs. Avec cette société, on entre dans une sorte de région intermédiaire dont les habitans n’appartiennent ni à la grande, ni à la basse humanité. Leurs méthodes de pensée, leurs passions, leurs motifs d’action, diffèrent entièrement de ceux des autres hommes ; aussi les personnages du Blithédale Romance n’excitent-ils jamais la sympathie, et le lecteur hésite-t-il à les reconnaître pour ses frères. Ils éveillent la curiosité, mais une curiosité pénible, et encore ne réveillent-ils que chez les esprits avides d’instruction et qui n’ont peur de rien. Ainsi le cœur les repousse, et la pensée ne les comprend qu’avec effort. Le public d’un tel livre doit être naturellement fort restreint. Le Blithédale Romance est fait pour être compris et senti par une centaine de personnes seulement parmi les générations actuellement vivantes. C’est un diamant, mais un diamant dont les lapidaires et les connaisseurs en pierres précieuses eux-mêmes pourront ne pas comprendre toute la valeur, et qui est destiné à être enfoui de nouveau sous l’épaisse couche de l’oubli d’ici à quelque vingt années. Mais tous ceux qui pour leur malheur et leur instruction ont pratiqué et vu de près des utopistes, des amans de chimères, et ce qu’on peut nommer d’un seul mot des âmes alexandrines, reconnaîtront la main d’un maître dans les portraits d’Hollingsworth, de Zénobie, de Miles Coverdale. Les voilà bien tels qu’ils sont et que vous les avez connus, rêveurs sans poésie, philanthropes sans amour, politiques sans esprit d’invention, cœurs agités et sans passion, cerveaux tyrannisés. Ils ont été saisis et décrits avec une finesse rusée et une souplesse de talent vraiment admirables, et cependant la moralité qui sort de cette œuvre est équivoque et douteuse. Pour ceux qui ont connu de telles âmes, cette lecture est pénible comme un souvenir douloureux qu’on aime à écarter, et on ne sait aucun gré à l’auteur de l’avoir réveillé. Quant à ceux qui n’ont pas connu de telles âmes, cette lecture ne leur sera d’aucun profit et ne les prémunira contre aucun danger, car ils ne comprendront pas.

Là où éclate, selon moi, tout le talent d’Hawthorne, là où il est vraiment lui-même, c’est dans les petits contes, dans les tableaux rapides, dans les allégories morales, courtes et concises. Voilà le genre où il triomphe, et qui est le mieux en rapport avec la nature de son talent. Les secrets dont il se plaît à nous entretenir sont trop douloureux pour qu’il soit salutaire à l’esprit de les poursuivre à travers cinq ou six cents pages. Personne, j’imagine, n’aimerait à boire des larmes à pleine coupe. C’est une vraie débauche que de prendre la