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politique, l’histoire et l’économie sociale fournir de longs développemens à la doctrine évangélique, s’ils entendaient prêcher sur le progrès, s’ils remarquaient que, par la grande place qu’y occupent ces considérations rationnelles, la religion semble désormais puiser beaucoup moins dans la parole extérieure de la révélation écrite que dans cette parole interne qu’elle porte en elle-même, qui est son rapport à la totalité des choses, son harmonie avec tout ce que dit ailleurs l’intelligence humaine sur les mathématiques, sur la physiologie, sur la philosophie, sur les lois de l’histoire, de sorte qu’à force d’être d’accord avec la raison, elle devient la raison même ! Eh bien ! c’est là ce que Lamennais voulait substituer à la « scolastique mesquine et dégénérée ; » c’est là cette « idée de l’ensemble, ces rapports merveilleux avec tout ce qui intéresse l’homme et peut être l’objet de sa pensée, » qu’il recommandait comme base nouvelle de l’enseignement même théologique ; c’est son programme enfin, ou du moins c’en est l’idée fondamentale, qui a prévalu, sinon encore dans toutes les écoles ecclésiastiques, au moins en présence de l’auditoire libre, par une nécessité qu’il avait comprise, par un besoin et une exigence de l’esprit moderne qu’il avait signalés, et qui ne cesseront plus.

En outre voici entre Joseph de Maistre et Lamennais une dernière différence, et celle-ci est capitale : l’un a plus de caractère, l’autre a plus de passion. Tous deux sont hautains, absolus, parfois injurieux ; mais la superbe de l’auteur des Soirées est aristocratique : trempée par l’âge, par le rang, par les habitudes du magistrat, par les blessures reçues, elle affecte la dureté pour les hommes, se plaît aux images cruelles et ne laisse jamais échapper un accent d’intérêt ou de compassion pour les multitudes endolories ; celle de Lamennais sent plutôt l’école et la secte, et n’est même souvent dans ses premiers ouvrages qu’un grand air de style et une forme d’éloquence. Il sait d’ailleurs compatir ; ses colères se tournent de préférence contre les puissans, et même avant les Paroles d’un Croyant on pouvait sentir vibrer en lui une fibre démocratique. Or le caractère, dans Joseph de Maistre, domine l’esprit : risque-t-il mainte pensée qui, bien comprise, tendrait à ébranler l’orthodoxie, la sienne ne paraît jamais chanceler. Il croit en lui-même, en son inspiration ; mais sa raison hardie, toujours prête à s’échapper, rentre toujours par la volonté dans les limites de l’obéissance. Ce qu’il serait devenu s’il eût été plus jeune, plus livré aux affaires, placé sous des influences plus immédiates, on ne le peut dire ; mais quoique sa correspondance diplomatique révèle un mouvement inattendu dans ses pensées, quoiqu’il ait eu lui aussi ses heures de révolte contre le pape, néanmoins il ne paraît pas qu’un sentiment de rébellion véritable