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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/820

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fluctuations de l’esprit, de ces agacemens d’une inquiétude maladive, inférer quelque chose de probable sur la nature et sur la cause réelle de ces agitations ? Peut-on, en éclairant ce moment obscur de sa vie par les faits postérieurs, conjecturer que dès lors sa croyance était combattue et pliait sous le vent glacé du doute ? Tout cela est-il l’indice d’une intelligence déjà peu sûre d’elle-même, qui chercherait à se fixer par la volonté, et qui, ne sachant point ou ne voulant point faire de choix entre les idées fortement enlacées que l’éducation lui a fournies, se résoudrait à se lier à un joug éternel, pour s’engager sans retour et se faire une nécessité de la soumission ? En un mot, la foi raisonnée était-elle atteinte déjà, et cherchait-elle à se reprendre, comme il arrive souvent, par une exaltation mystique ? Ce serait peut-être trop se hâter que de pressentir les choses de si loin. D’autre part néanmoins, son neveu, M. Blaize, nous apprend que, tout en étudiant, dans sa jeunesse, à La Chesnaie, sous les yeux de son oncle, les pères et les docteurs de l’église et les apologistes modernes, il avait lu aussi les philosophes du XVIIIe siècle, et l’on sait bien jusqu’où, à cet âge, pénètre une pareille lecture, et quelles traces elle devait laisser dans un esprit comme le sien. « Le doute, dit M. Blaize, traversa un jour son esprit ; mais ce ne fut qu’une lueur passagère, et il la repoussa comme une mauvaise pensée. » Un pareil fait est toujours à noter dans l’histoire d’une âme, mais ici surtout il est important. Est-il donc bien certain que cette « lueur, » comme dit M. Blaize, ait été si passagère, et ne peut-on pas présumer que c’est elle au contraire qui avait attristé de son rayon sinistre toute la période orageuse dont nous venons d’indiquer les signes ?

Entre ces apparences contraires, il faudrait s’abstenir de prononcer, si l’on n’avait d’autres renseignemens que ceux de la biographie et de la correspondance ; mais il en existe d’autres, ses livres mêmes, et en particulier l’Essai sur l’Indifférence, qui comprend en germe tout le reste. C’est en effet au milieu de cet orage de cinq ans et de ces désolations profondes que l’idée générale de l’Essai a été conçue. Si donc ce livre, destiné à restaurer la foi, n’est en réalité qu’un enfantement du doute, il nous expliquera par le même doute les troubles intérieurs d’où il est sorti. Désormais donc la vie de Lamennais est tout entière dans ses écrits ; il faut en chercher la pensée génératrice. Or cette pensée est celle-ci : avant lui, la vérité du christianisme n’avait pas été valablement démontrée, les conditions de la certitude lui manquaient ; il fallait donc trouver cette démonstration et cette certitude dans un argument nouveau. Il est clair qu’une pareille idée n’a pu lui venir que dans un temps de doute ; elle est le doute même. — Voyons donc comment il a pu y arriver, et quel est le véritable esprit de l’Essai sur l’Indifférence.