Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/849

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lettres du romancier sont en général affectueuses et gaies. Il y perce pourtant d’assez constantes préoccupations personnelles, et le désir, très légitime d’ailleurs, de mettre à profit autant que possible la vogue qu’il commençait à conquérir. Il y parle avec un profond dédain, — mais sans perdre une seule occasion d’en entretenir son correspondant, — des puffîngs, des éloges de charlatan, que la presse américaine décerne à ses ouvrages[1]. En revanche, il n’oublie pas de mentionner les complimens que Murray lui-même lui adresse, et le rapide débit de ses livres, dont les éditions se succèdent[2]. Il précise les instructions relatives à son propre portrait qu’on veut graver, et discute longuement la question du costume dans lequel il veut être représenté. Ces lettres deviennent d’autant plus affectueuses, semble-t-il, qu’il apprend par d’autres que par Leslie les progrès toujours croissans du jeune artiste. Il lui parle alors du poète Thomas Moore, avec lequel il s’est lié à Paris, de Waller Scott, qu’il l’engage à voir pendant le séjour que le célèbre romancier fait à Londres (1820). L’ex-commerçant, le futur diplomate, se laissent deviner dans l’homme de lettres, si habilement occupé de sa fortune et de sa réputation.

Avec la généreuse abnégation des belles âmes, Leslie semble avoir méconnu cette nuance. Le souvenir de sa liaison avec Washington Irving garda pour lui, sans qu’aucun nuage importun en ternît jamais l’éclat, tout le charme du « matin de la vie. » C’est avec une émotion vraie qu’il se rappelle leurs parties à Richmond, à Greenwich, « sur l’impériale de quelque stage coach, » et surtout un voyage à Oxford, où ils passèrent ensemble à l’auberge tout un dimanche pluvieux. À cette journée se rattache une anecdote littéraire qui mérite d’être citée.


« Le jour suivant, nous nous trouvâmes continus dans notre hôtel, absolument comme ce « voyageur nerveux » qu’Irving a décrit passant toute une journée à deviner les noms et qualités d’un « gros gentleman inconnu. » De fait, c’est ce dimanche pluvieux d’Oxford qui lui suggéra cette remarquable histoire, si tant est que pareil titre puisse être donné à ce joli récit. Le lundi matin, comme nous montions en voiture, je fis je ne sais quelle remarque au sujet d’un « gros gentleman » qui la veille était venu de Londres avec nous, et Washington Irving remarqua en passant que ce titre : the Slout Gentleman ne ferait pas mal en tête d’un conte. À peine la diligence eut-elle fait halte, qu’il se mit à écrire avec son crayon, et il reprenait sa besogne chaque fois que l’occasion s’en représentait. Nous visitâmes Stratford-sur-Avon, le parc de Charlecote et les environs, et tandis que je prenais

  1. Lettre du 13 décembre 1819, datée de Londres.
  2. Lettre du 31 octobre 1820, datée de Paris.