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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/96

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de son père, et l’extrême détail des dépêches permet de reconstruire ce personnage de la scène, qui la complète et la fait mieux comprendre. Quelle ne devait pas être la stupéfaction de nos diplomates lorsque, grâce aux innombrables incidens d’une époque si agitée, ils se trouvaient à chaque instant en présence de cette éloquence gasconne de Bernadotte, que ne déconcertaient ni leur surprise évidente ni leur silence calculé, qui bien souvent se livrait d’elle-même et naïvement à leurs pièges, mais qui plus d’une fois aussi les engageait avec leurs gouvernemens beaucoup plus loin que nul ne le désirait ! C’était au milieu de ces effervescences, quand, mille embarras du dehors venant coup sur coup l’assaillir, on lui demandait une explication à laquelle il voulait échapper ou un aveu qu’il voulait taire, c’était alors surtout qu’impatient des objections et de la présence même de son interlocuteur, il se jetait subitement dans des issues extra-officielles où il était impossible de le suivre. Son fils était le personnage habituel de ce jeu de scène, et c’était en personne qu’il le faisait quelquefois comparaître, comme dans cette curieuse conversation avec M. Alquier au mois d’août 1811 : « … Qu’on ne m’avilisse pas, monsieur ; je ne veux pas être avili… J’aimerais mieux aller chercher la mort à la tête de mes grenadiers, me plonger un poignard dans le sein, me jeter dans la mer la tête la première, ou plutôt me mettre à cheval sur un baril de poudre et me faire sauter en l’air… Voici mon fils (le jeune prince venait d’entrer) qui suivra mon exemple ; le feras-tu, Oscar ? — Oui, mon papa ! — Viens que je t’embrasse ! tu es véritablement mon fils… »

Offrir sa vie, et par-dessus le marché celle de son fils, était dans le langage de Bernadotte un argument qui lui était devenu habituel. « Si je tenais dans mes mains le fil de ma vie, celui des jours de ma femme et de mon fils, je le trancherais, n’en doutez pas… » Cet argument-là était à l’usage des situations désespérées ; mais il ne se faisait pas faute, dans les momens ordinaires, d’invoquer au contraire comme motifs de sa conduite les futurs intérêts de ce fils que tout à l’heure il semblait prêt à sacrifier. « Quand je reçus le message des Suédois, disait-il en 1820, j’étais à ma campagne de La Grange ; je me promenais avec ma femme, et j’énumérais toutes les raisons qui pouvaient me faire refuser. Oscar dit que je ne devais pas décevoir l’espérance de toute une nation ; la crainte de ses reproches un jour me fit accepter… » — « Je suis sans ambition, disait-il encore ; je n’en ai d’autre que celle de la gloire ! Si je n’avais un fils, à qui je me dévoue tout entier, croyez-vous que je voudrais servir de maître à des esclaves ? Non ! j’irais offrir mon bras, mon sang au premier capitaine du monde… » Ces dernières paroles étaient des cent-jours. Peu de temps après, quand le triomphe de la seconde