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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/1004

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penche décidément du côté des pertes. Certaines activités de l’esprit humain peuvent gagner à cette facilité d’intelligence, mais l’art y perd. La nouvelle génération compte d’habiles et pénétrans critiques, des chercheurs de vérités ingénieux, des dilettanti d’une finesse inouïe et d’un bon goût qu’on n’avait jamais connu auparavant en France, où le bon goût a toujours eu cependant ses droits de cité, c’est-à-dire d’un bon goût à la fois subtil, large et sûr, capable de sentir les beautés simples des poèmes barbares et les délicatesses les plus compliquées des littératures civilisées ; mais elle n’a ni un grand romancier, ni un grand écrivain dramatique, ni un véritable poète. L’esprit d’invention, qui est encore très vif, semble se réserver tout entier pour les sciences et l’exploration du monde physique. Notre littérature d’imagination depuis dix ans est peut-être une des plus pauvres que la France ait encore connues, et fait douloureusement contraste avec celle de la génération qui nous a précédés, et qui, encore aujourd’hui, soutient le mieux dans cet ordre de productions l’honneur du génie français. Aujourd’hui comme sous la restauration et sous le gouvernement de 1830, MM. de Lamartine et Victor Hugo sont les plus grands poètes de la France ; aujourd’hui comme il y a vingt ans, Mme Sand est le plus grand romancier français. Prenez les œuvres les plus remarquables de la littérature d’imagination pendant ces dernières années, et vous verrez qu’à très peu d’exceptions près, elles sont toutes signées de noms appartenant à une autre génération que celle qui s’élève. L’imagination des jeunes contemporains a une tournure analytique, critique ; elle manque d’intensité et de cette puissance de concentration qui fait seule les grands artistes. Elle est trop nerveuse, trop impressionnable, trop susceptible pour être féconde. Cette imagination qui vibre au moindre souffle, en laquelle les sensations les plus fugitives trouvent un écho, ne peut cependant parvenir à tirer une mélodie de tous ces souffles errans, ni une conception poétique harmonieusement ordonnée de toutes ces sensations accumulées. Elle est passive et résonne passivement sous le coup des émotions qui la frappent ; elle rend exactement la note de l’émotion qu’elle a ressentie, mais elle n’est pas maîtresse de sa propre musique, et ne sait ni lui commander ni la régler. Nos sensations sont trop rapides, trop vives, trop fréquemment renouvelées, pour avoir le temps de se transformer en passions et de s’emparer puissamment de notre cœur ; elles sont trop contradictoires pour ne pas se détruire les unes par les autres, et se déposséder en se succédant. Nos idées sont trop multipliées pour laisser d’elles autre chose qu’une empreinte légère sur l’âme. Nous comprenons tout à la condition de ne rien créer ; voilà notre faiblesse et notre infirmité. Notre fébrilité d’imagination n’est pas favorable à l’éclosion des œuvres de l’art,