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pendant toute la durée de son règne, nul ne fut réputé bel esprit, s’il n’avait fait preuve de mauvais goût et de futilité en sacrifiant à cette forme difficile et un peu bizarre de poésie. Avoir fait un sonnet était un brevet de génie, et tous naturellement s’efforçaient d’obtenir ce brevet. À ce propos, remarquez combien l’esprit humain, surtout l’esprit humain français, a de ressources pour obéir à un mot d’ordre donné, de souplesse et d’aptitude pour l’imitation : tout devint facilement matière à sonnet, dès qu’il fut une fois admis que le sonnet était par excellence le genre préféré des beaux esprits. On mit en sonnets les pensées didactiques et sévères qui auraient demandé à être exposées sous la forme de l’épître, les sentimens expansifs qui auraient demandé à se dérouler dans le désordre de l’ode ou dans les flots de l’élégie : un fait d’histoire naturelle, un compliment à un général vainqueur, un placet à un souverain, une anecdote. Benserade ne faisait qu’exprimer sous une forme exagérée la folie passagère de ses contemporains, lorsqu’il se proposait de mettre en sonnets l’histoire de France tout entière. Plus tard, lorsque le sonnet eut succombé avec Oronte sous les boutades d’Alceste, la faveur se porta sur la tragédie, mise en honneur par deux hommes de génie, et pendant un siècle et demi le fléau tragique sévit sans discontinuer un seul jour. C’est à peine si les horreurs réelles de cette grande tragédie historique appelée révolution française parurent l’arrêter un instant ; il recommença une nouvelle carrière dès que les esprits eurent quelque liberté, et nul ne sait combien de temps il eût sévi, s’il n’eût été enfin emporté par l’orage providentiel du romantisme, vers l’an 1829. Les générations s’étaient succédé en se transmettant la crainte religieuse de ce fléau et les formules par lesquelles on célébrait son culte, sans qu’une seule voix se fût élevée pour protester[1]. Il était admis qu’on n’était pas un écrivain sérieux si on n’avait pas fait une tragédie, c’était le genre qui donnait le renom et la gloire. Vainement vous appeliez-vous Lesage et aviez-vous fait Gil Blas ; vous étiez regardé comme un écrivain d’un ordre inférieur, fait pour la classe moyenne des lettrés. Vous vous étiez condamné vous-même, exclu vous-même des hautes castes littéraires par le choix du genre bas et trivial appelé roman. Vous étiez jugé non sur le talent que vous aviez montré, non sur les trésors d’expérience et de sagesse que vous aviez dépensés, mais sur le genre que vous aviez choisi, sur l’étiquette et l’étoffe du sac

  1. Il faut noter cependant quelques tentatives isolées, celles de Diderot et de l’excentrique Mercier par exemple ; mais Diderot fut heureux d’avoir pour le protéger sa qualité d’encyclopédiste et de philosophe, et Mercier fut heureux également d’être garanti par sa réputation d’excentrique. Un homme de génie qui aurait eu leur audace sans avoir les antécédens philosophiques de Diderot ou la notoriété excentrique de Mercier aurait été infailliblement écrasé.