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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/118

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et de faire de Dieu un instrument de domination. Quand on aura ouvert aux ouvriers les champs sans horizon de la pensée, qui sait si ces nouveau-venus ne dépasseront pas leurs maîtres ? Ils voient de plus près les rudes conditions de la vie, et dût notre délicatesse en murmurer, à force de tout pénétrer et de tout expliquer, nos savans sont peut-être devenus incapables de rien respecter et de rien croire.

Gardons-nous d’ailleurs de nous exagérer la puissance de la prédication directe. On fait quelques conversions à coups d’aumônes ; reste à savoir ce qu’elles valent, et si l’aumône, qui en est la cause, n’en est pas aussi le but. La prédication directe, dogmatique, par les livres ou par la parole a rarement des effets durables ; elle n’est tout au plus, et à grand’peine, qu’un auxiliaire. On est touché un moment, et le moment d’après on n’y pense plus. Telle est la légèreté humaine. Les ouvriers sont particulièrement rebelles à la morale qui leur arrive sous forme de leçon. Ils se demandent s’ils sont incapables de penser, et s’ils ont tant besoin qu’on le leur apprenne. Pauvres et aigris de leur pauvreté, ignorans et honteux de leur ignorance, ils craignent toujours d’être ou trompés ou exploités. La seule école qu’ils puissent aimer et, à vrai dire, la seule puissante et féconde école en ce monde, c’est la famille. Quand par une mâle discipline on aura donné aux ouvriers le sentiment de leur responsabilité, quand on les aura dégoûtés des joies serviles du cabaret et ramenés à la source pure et intarissable des nobles sentimens et des fortes résolutions, ils trouveront dans les enseignemens du foyer cette religion du devoir que nous n’avons, hélas ! ni le droit ni la force de leur annoncer. Oui, la croyance est aussi nécessaire à l’âme de l’homme que le pain à son corps ; c’est seulement quand l’homme a le sentiment du devoir, qu’il est maître de sa destinée ; c’est par le devoir qu’il grandit, c’est par le devoir qu’il est consolé. En présence des affreux malheurs où languit une portion considérable de l’humanité, quand tous les efforts de la loi et de la science sont impuissans, le devoir seul est un remède égal à la profondeur du mal. Cependant, si nous voulons que le sentiment du devoir pénètre jusque dans nos os et se lie en nous aux sources mêmes de la vie, ne comptons pour cette grande cure que sur la famille. Ce n’est pas trop de cette force, qui est la plus grande des forces humaines, pour obtenir un tel résultat.


JULES SIMON.