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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/309

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ASPASIE.

Tu connais sa réserve.

ELPINICE

Tu veux dire son dédain.

ASPASIE.

Pourquoi te dédaignerait-il ? Nous te comptons parmi nos amis.

ELPINICE

A-t-il des amis, celui dont la vie est solitaire ?

ASPASIE.

Le temps qu’il refuse au plaisir, il le donne à son pays.

ELPINICE

On ne le voit que dans une seule rue, celle qui mène au Pnyx.

ASPASIE.

Tu ne peux faire un plus bel éloge d’un homme public.

ELPINICE

Il n’assiste à aucune fête, ne se mêle à aucune réunion. Quand la nuit apporte le repos au reste des mortels, il craindrait de prendre place à un banquet.

ASPASIE.

Il ne serait pas digne de commander aux hommes, s’il partageait leurs faiblesses.

ELPINICE

Ses proches eux-mêmes n’obtiennent que des refus. Un jour il s’est départi de sa rigueur aux noces d’Euryptolémus, son cousin ; mais dès les premières libations il s’est levé de table et s’est retiré.

ASPASIE.

Il agit sagement, puisque les familiarités nuisent au respect.

ELPINICE

Le devoir d’un chef populaire est-il de se cacher comme un roi de l’Asie ?

ASPASIE.

Assurément, car le peuple se lasse vite de ceux qu’il voit tous les jours.

ELPINICE

C’est sans doute pour plaire au peuple qu’il affecte un genre de vie austère et recherche des vêtemens simples, qui conviendraient mieux à un philosophe. Il hait la dépense, fuit l’éclat, repousse la gaieté. A-t-il juré aux dieux de faire d’Athènes une autre Sparte ? Un décret réduira-t-il les femmes à ne porter que la tunique lacédémonienne et à manger du brouet noir ? Si ce sont là les bienfaits de la démocratie, par Castor ! je me range avec les amis de Thucydide.

ASPASIE.

Tes sentimens sont meilleurs que tes paroles, ma chère Elpinice.

ELPINICE

Ah ! les choses allaient autrement avec mon frère Cimon. Tu n’habitais pas encore Athènes, Aspasie, lorsque Cimon était à la tête de la république. C’était le bon temps ; les Athéniens, dans d’immortels combats, versaient le sang des barbares et non celui des Grecs, ce que Périclès leur a enseigné depuis. Après chaque victoire, les flottes revenaient chargées de dépouilles ; nos maris et nos frères nous rapportaient d’Asie les étoffes brillantes, les