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malgré le sable qu’on y a jeté, que les chevaux hésitent à passer. Je n’avais vu semblable incurie qu’en Orient, dans les plus mauvaises provinces de l’empire turc, celles qu’on a pour ainsi dire abandonnées aux Turcomans nomades. Les voyageurs qui, parcourant l’Asie-Mineure, se sont rendus d’Aia-Soulouk, où sont les ruines d’Ephèse, jusqu’à Sardes, en passant par Tyra et Birké, doivent se rappeler une assez large rivière qu’on appelle le faux Méandre, et qui est enjambée par un pont de bois plus dangereux et plus semé de trahisons que les courans les plus rapides. Les poutrelles transversales sont tellement éloignées les unes des autres qu’on descend de cheval et qu’on saute de poutre en poutre, comme si le tablier n’avait pas encore été posé. Les chevaux, pris de terreur à ces éclairs de lumière humide qui du lit du fleuve montent vers eux, se cabrent, refusent d’avancer, et l’on est souvent obligé de les conduire le long de la rive pour chercher un gué, afin d’éviter les périls de ce que l’administration de la Sublime-Porte nomme un pont. Le pont du fleuve Messima ressemble à celui qui s’élève sur la route de Tyra à Birké, et il y a longtemps qu’il est dans cet état de périlleux délabrement, car un opuscule publié en 1783[1] donne à ce sujet des détails qui semblent écrits d’hier. La plaine qui s’étend près du pont est comme mouvante, moitié sable et moitié fange ; l’herbe rare semble n’y pousser qu’à regret, pourrie au pied par la stagnante humidité, brûlée à la tige par le soleil. Tout dans cet endroit a un air de désolation malsaine ; une ou deux basses collines de gravier tristes et mornes servent de retraites à des lézards qui se sauvent au moindre brait. Les arbres ici ont disparu, et avec eux la verdure des prairies ; ce sont des champs en friche ou moissonnés, on se croirait dans la Beauce ; des corneilles à mantelet courent gauchement parmi les chaumes ; au loin, on entend le crécellement aigu des cigales. Auprès d’une meule de paille, des soldats royaux, déserteurs des brigades qui furent cernées à Villa-San-Giovanni, se reposent et font paisiblement la sieste ; ils portent le pantalon et la veste en cotonnade bleue, uniforme de la troupe napolitaine pendant l’été. Je les appelle, j’interroge un sergent qui paraît les guider : « Où allez-vous ? — À la maison ; nous avons quitté le service. — Où sont vos camarades ? — Envolés comme des oiseaux, chacun vers sa ville au son village. — A quelle brigade apparteniez-vous ? — à la brigade Briganti. — Où est le général Briganti ? » À cette question, ces hommes, ils étaient neuf, parurent hésiter et tout à coup, tournant les talons, ils se sauvèrent. Mon cavalier-guide voulait courir après eux ; je le rappelai et continuai ma route. Pourquoi

  1. Lettre du chevalier Hamilton au président de la Société royale de Londres (sur les tremblemens de terre arrivés dans les royaumes de Naples et de Sicile depuis les premiers jours de février jusqu’en mai 1783).