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C’est un Bourguignon des environs de Montbar ; il s’ennuyait au pays, son amoureuse l’avait trompé, et le dégoût du métier de vigneron l’avait saisi. Une année auparavant, il était tombé au sort ; mais, comme il avait quelque bien et n’aimait point l’état militaire, il avait acheté un remplaçant. Il avait lu dans les journaux ce qui se passait en Italie. Ayant subitement découvert en lui-même les aptitudes qui font les bons soldats, il mit quelques écus dans ses poches, quitta le village sans dire adieu à ses amis, arriva à Gênes et s’engagea parmi les volontaires. Maintenant il s’aperçoit qu’il était réellement né pour être vigneron, que la guerre ne peut lui convenir, et il demande avec inquiétude : « Cela va-t-il durer encore bien longtemps ? » Je le réconforte de mon mieux, mais j’y perds mes raisonnemens. « Croyez-vous donc que ce soit amusant, me dit-il, de vivre avec un tas de sauvages qui ne savent même pas un mot de français, et de se promener du matin au soir dans la poussière, en portant un fusil qui vous embarrasse, dans un chien de pays où le vin est plus dur que notre eau-de-vie ? » Plus tard, à Sainte-Marie de Capoue, je retrouvai le même homme, et je lui proposai de le faire rapatrier. « Ah ! bien oui ! me répondit-il, qu’irais-je faire en France, dans un pays froid, où le vin est hors de prix, où il faut travailler comme un cheval pour ne pas mourir de faim ? Ici au moins le vin n’est pas cher, et l’on a une petite paie qui adoucit l’existence. Et puis tous les Italiens sont de bons enfans, je n’ai jamais été si heureux ! » O Français, ô mon frère, je salue en toi l’esprit, logique et conséquent de cette nation de quarante millions d’hommes à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir !

Après Tiriolo viennent tantôt des champs nus et moissonnés, tantôt des bois qui nous envoient la double fraîcheur de la verdure et de la nuit. Nous écoutons Spangaro, qui nous raconte sa vie. Lui aussi, il fut officier au service de l’Autriche, et en 1848, quand la Lombardie se souleva, il se rappela sa patrie et vint combattre pour elle. Il fut à Rome en 1849, il y fît son devoir d’Italien, et ne quitta la partie que lorsqu’elle fut perdue sans ressource. Il se rendit ensuite en Grèce, où il fut réduit à travailler à la terre, puis en Égypte, où il établit une maison de commerce, qu’il abandonna en pleine prospérité pour accourir se mêler au réveil des siens. Il faut, en 1849 et 1850, avoir parcouru l’Orient pour se figurer le nombre de proscrits que cette époque de deuil et de défaite venait de pousser vers l’exil ; les routes en étaient couvertes, les villes en regorgeaient. À Alexandrie, j’eus besoin d’un armurier, je trouvai un Italien ; il venait de Milan, et avait quitté cette ville après la rentrée de Radetzky. Au Caire, il me fallut un ébéniste habile pour réparer un pied de daguerréotype ; on m’indiqua un Bergamasque