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IV

En sortant de Castellucio, nous sommes dans la Basilicate ; le pays est beau, mais plus aride que les Calabres. Les montagnes sont chenues et dépouillées ; on sent que le roc est à la surface, et que l’herbe y trouve à peine assez de terre végétale pour verdir à l’aise. On dirait que la mer n’est pas loin, et que son souffle desséchant passe sur le paysage qu’il flétrit. En effet, du haut d’une côte, pendant deux minutes, nous apercevons, dans une échappée lointaine, la nappe pâle du golfe de Policastro. La poussière des routes est bleuâtre, comme dans un pays d’ardoisières ; la terre a je ne sais quoi de sombre, de triste, de trop sérieux ; l’arbre a presque disparu : je ne vois plus que des pâtis brûlés par le soleil, des buissons amaigris par la soif et des rochers grisâtres que des convulsions antérieures ont jetés les uns par-dessus les autres. La malle-poste nous croise, nous l’arrêtons. « Quelles nouvelles de Naples ? — Aucune. — Où est Garibaldi ? — Eh ! qui peut le savoir ? — L’armée napolitaine est-elle à Salerne ? — On le dit ! »

À Lauria, la roue de notre voiture se brisa complètement. Il fallut attendre quatre heures. J’étais assis à l’ombre d’un quartier de rocher qui surplombe la route, et je considérais un vieux bourrelier qui raccommodait un bât de mulet. Le bonhomme, ridé, jauni, chantonnait à demi-voix tout en poussant avec régularité sa grosse aiguille à l’aide d’un gant de cuir armé de fer ; il y avait dans son attitude une si insouciante tranquillité, que j’en fus surpris, et, m’approchant, je lui dis : « Eh bien ! mon vieux père, la guerre ne vous fait donc point peur ? » Il interrompit sa besogne, et, me regardant d’un air étonné : « Quelle guerre ? me demanda-t-il. — Mais celle que nous faisons. — Ah ! reprit-il, vous appelez cela la guerre ? Vous êtes jeune, vous ! Ce que vous faites ne ressemble pas plus à la guerre que je ne ressemble au clocher de la paroisse. J’ai vu la guerre, moi, et je sais ce que c’est. Je l’ai vue deux fois, je n’étais pas grand, pas plus haut que votre sabre ; mais je ne l’oublierai jamais. La première fois, c’était dans le mois d’août 1806. Les gens du pays tenaient pour le roi Nasone, qui était en Sicile, et recevaient de l’argent, des munitions, tout ce qu’il fallait enfin du cardinal Ruffo, qui fut un saint homme, et qui n’était pas plus embarrassé pour faire pendre un chrétien que moi pour dire un pater. La ville qui est là en bas, et aussi la ville haute, étaient pleines d’hommes qui avaient des fusils et qui déjà dans la montagne avaient fait une rude chasse aux Français, dont l’idée, à cette époque, était de changer la religion et de nous forcer à devenir juifs. Les Français vinrent donc pour nous