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dans cette circonstance, où la pureté du consulat était mise en question. Les nouveaux consuls inaugurant à la fois leur magistrature et l’année, ni leur personne, ni leur nom n’étaient censés indifférens au destin de cette année nouvelle, et les vieux Romains avaient porté en cela la superstition à l’excès. Sans être aussi crédules que leurs pères, les contemporains d’Honorius ne virent pas sans une secrète terreur l’année 399 s’ouvrir sous les auspices d’Eutrope. On s’abordait dans les rues, sur les places, on se communiquait mutuellement ses alarmes. « Quels auspices ! disait l’un, les enfans à deux têtes, les bœufs qui parlent, les oiseaux sinistres, ne sont rien à côté de ceci : c’est la stérilité qui nous menace. Plus de mariages féconds, plus de récoltes. A quoi bon ensemencer les champs ? Qui perdra son temps à planter la vigne ? Le ciel ne peut féconder une année que l’impuissance même va ouvrir. — Non, non, répliquait un autre, l’année repousse un pareil nom ; Janus, de sa double bouche, défend de l’inscrire sur les fastes. — Les lois du monde sont renversées, ajoutait un troisième ; si les eunuques usurpent la trabée, les hommes n’ont plus qu’à prendre la quenouille et à filer. L’univers va se soumettre au gouvernement des amazones. — Oh ! s’écriait un survenant avec l’autorité ou la prétention de l’érudit, l’antiquité, dans ses plus grandes fureurs, n’a rien offert de si monstrueux : Œdipe épousa sa mère, Thyeste sa fille, Médée immola son père, les frères se sont égorgés dans Thèbes, les dieux se sont battus devant Troie ; mais un eunuque consul, on ne l’a jamais vu ! » Ainsi éclataient les émotions du peuple ; telles étaient ses idées et ses terreurs superstitieuses, dont la poésie contemporaine nous a laissé le vivant tableau.

Pour des cœurs plus élevés, c’étaient de plus sérieuses douleurs : la patrie romaine dégradée dans le présent, souillée jusque dans son histoire, et les noms des Brutus, des Scipions, des Fabius, des Claude, profanés par le contact d’un nom servile. Ceux des sénateurs qui comptaient des personnages consulaires dans les annales de leurs familles allaient gémir au milieu des images, rangées par ordre, dans l’atrium de leur demeure. Tous, grands et petits, se remémoraient les affronts et les misères de tout genre que cet esclave, consul désigné, avait fait peser sur l’Italie : le feu de la révolte soufflé en Afrique, les navires de l’annone saisis, la ville éternelle livrée à la famine ! Comme tout le monde avait souffert, tout le monde s’indignait à ce souvenir de la veille, et l’on jurait que le consulat d’Eutrope ne serait pas inscrit au Capitole. Il fut même résolu que le peuple et le sénat porteraient ce vœu à l’empereur par une députation solennelle.

Au camp de Milan, où résidait le prince sous l’œil de son tuteur,