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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/1030

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je m’attardais à apprécier le personnel insignifiant qui encombre le théâtre de l’Opéra-Comique, ces petites voix criardes de femme qui ont été affilées sur la meule du Conservatoire, ces ténors engorgés, ces basses gutturales chantant des opérettes sans nom, on croirait que j’exagère la situation du second théâtre lyrique de la France, où l’on ne peut entendre sans frémir ni Zampa, ni le Pré aux Clercs, ni la Dame Blanche, ni le Domino noir, ni aucun des beaux et charmans chefs-d’œuvre qu’on y a vus naître.

Ce n’est pas l’ouvrage en trois actes qu’on a donné récemment, le 11 décembre, sous ce titre : les Recruteurs, qui relèvera le théâtre de l’Opéra-Comique. Il serait difficile de voir quelque chose de plus affligeant ; depuis la catastrophe de feu Barkouf de M. Offenbach, il ne s’est rien produit de semblable. La musique est pourtant l’œuvre d’un homme de talent, d’un organiste fort connu et fort apprécié du beau monde parisien qui va chercher à l’église ce qu’il demande au théâtre, d’agréables distractions. M. Lefébure-Wély, qui tire de l’orgue, ce magnifique instrument du christianisme, toute sorte de jolis effets, a voulu s’essayer aussi dans la musique dramatique, qui est en France la seule ressource des compositeurs. Il nous est impossible de dire que M. Lefébure-Wély a réussi dans sa périlleuse tentative, et, sans insister davantage sur une œuvre qui, selon nous, ne possède aucune des qualités qui constituent le succès durable, nous laisserons le public juger lui-même le poème, la musique et l’exécution des Recruteurs.

Le Théâtre-Italien fait de louables efforts pour varier son répertoire et pour contenter un public qui a perdu l’envie d’être difficile. Là aussi les signes du temps se font sentir par l’absence de grands virtuoses, par la rareté surtout de ténors et de vraies voix de basse qu’on ne sait plus où trouver. Si au moins on suppléait à l’éclat de ces phénomènes qu’on appelle Rubini, Lablache, Grisi, Sontag, Malibran, par le soin de l’exécution générale, par les ensembles, par l’observation scrupuleuse des nuances et des mouvemens ! Mais il n’y a qu’à entendre le Barbier de Séville chanté avec une superbe désinvolture par M. Mario et dirigé par M. Bonetti, le chef d’orchestre, pour se faire une idée de la licence qu’on se donne vis-à-vis d’un chef-d’œuvre que tout le monde sait par cœur. M. Mario ne chante du bout des lèvres que la moitié de la cavatine Ecco ridente in cielo ; il ne dit que la moitié du duo avec Figaro, dont le dernier mouvement est tellement précipité qu’il n’existe plus de division de temps ni de rhythme reconnaissable. Il en est de même du quintette du second acte, — La testa vi gira, — chef-d’œuvre de grâce, d’entrain et de gaieté maligne, dont ils font un gâchis de sons par la rapidité avec laquelle ils bredouillent le rhythme délicat qui circule à travers ce chant joyeux. Le public ne dit rien de ces énormités, et la critique pas davantage. C’est ainsi que les choses s’altèrent peu à peu, que la tradition se perd, et qu’il viendra un moment où la musique de Rossini n’aura plus de sens pour les oreilles corrompues par la violente sonorité de M. Verdi. Cependant on a eu la bonne pensée de reprendre au Théâtre-Italien Don Pasquale de Donizetti, qu’on n’y avait pas entendu depuis longtemps. Cette charmante improvisation, — car Don Pasquale a été composé dans le court espace de dix-huit jours pour des chanteurs tels que Lablache, Tamburini, Mario et Mme Grisi,