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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/132

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XII

On m’a mis en présence d’un tribunal infâme. — Les juges me raillaient de ce que moi, faible Polonais, j’avais pu, même pour un instant, oublier la puissance du gouvernement qui est le distributeur de la mort ou du salut, en ajoutant que je méritais, ayant offensé le tsar-dieu, une juste punition pour mes attentats. — Et l’on décréta que j’irais à pied, aux confins du monde, dans ce pays des glaces, — moi, fils d’une grande nation, — dans la compagnie des forçats rivés à la chaîne !


XIII

Et je marchais à travers de tristes contrées, mêlé au troupeau de lâches criminels moscovites. — Et le bourreau, — je m’en souviens, — menait un cheval devant le convoi sans jamais monter dessus, car à la selle était appendu le knout fait avec des lanières de cuir garnies de crochets de fer. — Le bourreau, en le montrant du doigt, répétait sans cesse : « L’instrument du tsar ! » et ordonnait aux hommes de faire des génuflexions, comme si c’était une croix sainte qui surgissait au-dessus de la selle. — C’est ainsi que cet emblème de l’omnipotence tsarienne me menait le long de steppes sans fin, vers le pôle glacial du Nord !


XIV

Mes compagnons, les voleurs, les faussaires et les assassins, ont eu un meilleur sort : — on leur ôta leurs chaînes en les laissant dans différens endroits comme colons destinés à peupler le pays[1]. — Moi seul, j’étais forcé de me traîner toujours derrière ce bourreau, derrière ce cheval et ce knout. — Et lorsque les anneaux rivés à mes pieds et mes mains y avaient produit des plaies profondes, je priais quelquefois le bourreau : « Homme, permets-moi de me reposer un instant sur ta monture ! » Mais le Moscovite répondait : « Meurs plutôt, maudit Polonais, que de maculer par ton contact le signe de la justice du tsar[2] ! » — Oh ! qu’ils sont heureux ceux qui peuvent expirer au seuil du martyre ! Hélas ! on ne meurt pas quand le trépas sauve ! — Tu périras au moment de la victoire, le

  1. La peine de mort n’existe en Russie que pour les crimes politiques. Les plus grands coupables sont envoyés en Sibérie pour travailler dars les mines et les forteresses, ou seulement pour peupler le pays.
  2. Cet épisode paraîtra peut-être trivial aux lecteurs français ; mais l’auteur l’a inséré dans son poème comme un souvenir historique. Le prince Roman Sanguszko, fait prisonnier pendant la guerre de 1831, fut condamné à être envoyé en Sibérie. La mère du prince, accourue à Saint-Pétersbourg, adressa à l’empereur Nicolas une supplique pour obtenir la grâce de son fils. Le tsar miséricordieux aggrava la peine en écrivant au crayon au bas de la demande : « Il ira à pied. » Cet arrêt fut exécuté, et plusieurs années plus tard le prince Roman, gracié et revenu en Pologne, racontait souvent à ses amis cette histoire du bourreau, du cheval et du knout.