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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/195

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l’équivalent d’elle-même dans un homme, ne l’ayant pas trouvé dans une classe, je veux dire dans la noblesse, subie à bon droit partout ailleurs comme classe gouvernante ? L’instinct démocratique n’est pas pure envie : il tient aux supériorités naturelles répandues chez un peuple qui par cela même supporte mal les supériorités factices établies par la loi. Tel fut l’instinct.de l’Italie au moyen âge : on sait ce qu’elle fit de la noblesse. Par là, une démocratie comme la France doit être encore plus hostile à la monarchie absolue qu’à l’aristocratie, car un grand monarque, cet accident heureux, comme disait un tsar, est encore plus accidentel dans une famille que le génie de gouvernement dans une classe.

Nous avons parlé de traditions interrompues en ce pays par le despotisme qu’y établit Louis XIV. C’est beaucoup dire, et ce langage n’est pas sans jactance. Il y a eu chez nous des apparitions plutôt que des traditions de liberté, et l’on sait qu’en 88 il fallut faire appel aux érudits pour retrouver une loi électorale. Le fait est que notre histoire ne nous enseignait nullement la liberté. Le jour où la France voulut être libre, elle eut tout à créer, tout à inventer dans cet ordre de faits, ce qui est une situation violente dans un monde où la loi de continuité n’est pas moins certaine que la loi de progrès. Cependant il faut marcher, l’avenir appelle les peuples. Quand on n’a point pour cela l’impulsion du passé, il faut bien se confier à la raison, à moins de marquer le pas éternellement, ce qui est une solution maussade et non moins chimérique que le pur essor dans les espaces de la théorie.

Il vaut mieux échouer à l’œuvre de progrès que d’en désespérer, car l’effort est un précédent, l’insuccès lui-même est un premier pas. Ce que tout un peuple a voulu, l’eût-il voulu trop tôt, est un bien qui mûrira pour lui, qui récompensera un jour ses grandes et dispendieuses aspirations. Telle fut en 89 l’audace de la France. Il y avait en ce temps-là une croyance universelle aux droits humains, une confiance non moins universelle dans la raison comme capable de les conquérir et de les rédiger. « Les droits des hommes réunis en société, disait Turgot. ne sont pas fondés sur leur histoire, mais sur leur nature. »

Jamais il ne fut tant question de la nature et de la raison qu’au XVIIIe siècle. C’était ce qui manquait le plus : l’avantage de la société sur ses gouvernails fut d’être la première à sentir par où elle péchait, et de le proclamer par tous ses tribuns. Écoutez Mirabeau : « Il n’y a d’immuable que la raison,… elle finira par dompter ou, ce qui vaut mieux, par modérer l’espèce humaine et gouverner tous les gouvernemens de la terre : Mars est le tyran, mais la raison est le souverain dumonde… » Et quand la Bretagne redemande ses