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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/295

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la fleur de sa réputation ne se commet guère dans ces sortes d’épreuves ; il lui faudrait porter sur le dos une charge trop lourde, — le poids de sa gloire qui se traduit dans ce cas par un poids de plomb[1]. Imposer ainsi plus ou moins chaque cheval selon son âge, son mérite et ses hauts faits passés est une fonction délicate qui exige de la part de celui qui l’exerce des lumières et un talent spécial. L’homme le plus renommé maintenant en Angleterre pour ces sortes d’appréciations, ou, comme disent nos voisins, le plus grand handicapper est l’amiral Rous. Avec le temps commence d’ordinaire pour le race horse, surtout quand il a été victime d’accidens trop fréquens sur le turf, la période de décadence[2]. Il descend alors aux courses de la campagne, dont le prix est une bagatelle. Voyez-vous ce fier coursier, autrefois entouré de tant d’hommages, suer et galoper dans une arène vulgaire pour gagner l’honneur d’être battu avec un fouet à manche d’argent ! O sombre lendemain de la gloire ! . Si encore l’humiliation s’arrêtait là ; mais sur cette pente rapide et glissante le héros de cent journées célèbres tombe encore quelquefois beaucoup plus bas. Je regardais un jour dans les rues de Londres un cheval de cab (voiture de place), qui affichait des airs de gentleman ruiné. Le cocher, en m’ouvrant la portière, me dit : « Vous allez avoir l’honneur d’être traîné par un des anciens favoris du Derby, » et il proclama avec emphase le nom du cheval que j’avais en effet vu figurer sur les annales du turf. Je crus d’abord que c’était une plaisanterie, et il se peut très bien que le cabman m’ait trompé ; mais je me suis néanmoins assuré depuis qu’un assez grand nombre de chevaux qui tirent des voitures de louage sur le pavé de Londres sont d’anciennes illustrations des courses, Il n’en était point ainsi dans les commencemens, où la classe des thorough bred était très peu nombreuse ; mais aujourd’hui que les ressources se sont fort étendues, on ne gagnerait rien à conserver tous les chevaux de course pour la reproduction. « Et puis, me disait un jockey, il en est pour les chevaux comme pour les hommes : les uns sont nés sous une bonne et les autres sous une mauvaise étoile. » Ceux qui sont nés sous un astre heureux terminent au contraire leurs jours dans un haras où ils deviennent les sultans d’un brillant sérail. Là, leurs nouveaux services sont enregistrés et estimés à l’égal des anciens. Quand ils viennent à mourir, — car le sort ne respecte aucune majesté sur la terre, — une notice nécrologique, sorte d’oraison funèbre, apprend au monde le triste événement. Je lisais, il y a quelque temps, dans un journal très sérieux

  1. On donne à cette charge surérogatoire le nom de poids mort (dead weight) par opposition à la charge du jockey, qui est le poids vivant.
  2. Celui qu’on saluait naguère des noms les plus flatteurs est maintenant, d’après le langage du turf, une vis (screw), une drogue sur le marché.