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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/305

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sur son terrain, et vous apercevrez bien vite que cet homme a des connaissances très sûres sur beaucoup de points qui vous échappent. Il a surtout sondé tout un côté de la nature humaine ; je n’affirme point que ce soit le côté le plus brillant et le plus honorable, mais du moins il a touché les profondeurs ténébreuses de nos petitesses et de nos misères. Son expérience est incommensurable, et s’il n’embrasse que sa spécialité, il la possède entièrement. Il sait par cœur le nom des chevaux qui ont couru depuis un demi-siècle, leur valeur relative sur l’échelle des distances, depuis un demi-mille jusqu’à trois ou quatre milles, et la manière dont les différens poids qu’on leur impose affecte la vitesse de chacun d’eux. Suivez-le maintenant sur le marché des paris : cet homme est toujours maître de lui au milieu des emportemens de la fortune. Son front marqué, si je puis m’exprimer ainsi, de rides mathématiques a l’impassibilité du sphinx. Avec toutes ces qualités et toutes ces connaissances pratiques, gagne-t-il plus souvent qu’un autre ? Il est permis d’en douter. « Autrefois, me disait l’un d’eux, je pariais sans savoir et je gagnais ; aujourd’hui je parie avec science et je perds, mais j’ai du moins la consolation d’être battu selon toutes les règles de l’art. » La vérité est qu’il y a sur le turf, comme dans tous les jeux de hasard, des chances qui défient toutes les combinaisons de l’esprit humain. Des betting men qui ne connaissent rien du sport, qui ne se soucient point des chevaux, ces futiles créatures dont ils attendent pourtant le gain de la journée, mais qui concentrent toute leur attention sur leur livre, ont très souvent plus de succès que les philosophes du métier.

Il y a des betting men dans toutes les classes de la société anglaise. Des pairs du royaume, des membres du parlement, souvent même des ladies cèdent à l’attrait que leur présente cette vie excitante de périls et d’espérances fallacieuses. Il est donc assez difficile de préciser un type. Je m’attacherai pourtant au book maker. Entre ce dernier et le betting man proprement dit, il existe une nuance qui tend du reste chaque jour à s’effacer. Le bettor parie pour un cheval, tandis que le book maker parie contre tous les chevaux qui doivent courir ; or, comme parmi ceux-ci il n’y en a naturellement qu’un qui gagne, on comprend aisément que le faiseur de livre jouit d’un grand avantage. Le plus célèbre de tous était, il y a quelques années, un nommé Davis. Il avait été charpentier, et travaillait en cette qualité pour le lord-maire actuel de Londres, M. Cubitt. Quand il voulut quitter son état, il alla redemander ses outils à son maître. Celui-ci lui Opposa le règlement de son entreprise de construction. Ce règlement voulait que l’ouvrier qui quittait le métier prévînt le maître quelque temps d’avance, ou bien, dans le cas contraire, qu’il abandonnât ses outils. « Eh bien ! gardez-les,