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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/415

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Bordeaux, une de ces organisations souples et fines comme en produit le midi, singulièrement propres à ressentir et à décrire les plaisirs du beau. Il avait le goût le plus vif pour la musique, et, comme tous les arts sont frères, son culte pour Mozart faisait de lui d’avance un adorateur naturel de Phidias et de Raphaël. Aussi saisit-il avec empressement l’occasion qui lui était offerte de visiter Rome et l’Orient. M. de Salvandy venait de fonder l’école d’Athènes, cette sœur cadette de l’École normale, mère féconde d’archéologues, d’historiens et de critiques. M. Lévêque partit joyeux pour l’Orient, vit en passant Florence et Rome, et trouva l’école d’Athènes pleine de jeunesse et d’ardeur, sous la protection libérale du ministre de France, M. Piscatory d’abord, puis M. Thouvenel ; mais ce qui valait mieux que toutes les protections, c’était l’impression des lieux. Comme le dit si bien M. Charles Lévêque, « au pied du Pentélique et de l’Hymète, en face d’Égine et des Cyclades, sur les rives, quoique desséchées, du Céphise et de l’Ilyssus, sur le rocher de l’Acropole encore couronné de ruines magnifiques, à l’ombre du Parthénon ou des restes charmans du temple de Minerve-Pandrose, sur les eaux qui baignent Salamine et dans la plaine de Marathon, où l’on croit fouler les ossemens des Perses vaincus, dans les gorges étroites du Taygëte et parmi les lauriers-roses que nourrit l’Eurotas, il eût été difficile de ne pas éprouver des impressions aussi profondes qu’ineffaçables. »

M. Charles Lévêque en fut remué jusqu’au fond de l’âme, et dès lors Platon et Phidias, l’amour du vrai et le culte du beau, s’associèrent en son cœur pour ne jamais se désunir. Il faut l’entendre décrivant l’impression de la beauté avec la pénétration d’un psychologue et l’enthousiasme d’un poète : «… L’atteinte que l’âme reçoit du beau est puissante et profonde. Par ce coup, elle se sent vaincue, mais vaincue comme elle aime à l’être et comme elle ne rougit point de l’être. Ce n’est pas une défaite, à vrai dire, c’est un envahissement délicieux, une étreinte ravissante dont elle ne cherche ni à se défendre ni à se dégager. Rien dans les voluptés sensuelles les plus permises et les plus modérées, rien ne se rencontre d’analogue à cette volupté. Ce n’est pas non plus une extase, car l’âme n’y perd point la nette conscience d’elle-même. C’est une palpitation intime et suave, où, sous le rayon de l’objet admiré, toutes les forces de notre vie spirituelle se dilatent et se montent à leur ton le plus haut. Ces momens où le beau déploie sur l’âme son influence souveraine sont de ceux dont rien jamais n’efface le souvenir. Pourtant, entre cette émotion intense et un trouble ou une secousse violente et un bouleversement de nous-mêmes, il n’y a rien de commun. C’est que la beauté, qui est puissance, est ordre en même temps,