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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/466

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en personne à la fin d’une œuvre qu’il remplit de sa pensée et de son inspiration. Je me contenterai d’évoquer son âme, non pour qu’elle vienne répéter ceux de ses secrets qui ont été déjà pénétrés, mais pour qu’elle se justifie devant le lecteur d’un reproche qui lui est adressé, et qui m’écœure toutes les fois que je l’entends formuler, le reproche de haine.

L’âme de Dante est, dit-on, pleine de haine et de colère. Pour moi, elle me semble pleine au contraire de justice et d’amour. Je ne puis accepter la banale excuse que présentent en sa faveur les plus indulgens de ceux qui l’accusent de haine, et je ne dirai pas comme eux qu’il ne faut pas demander à un homme du XIIIe siècle l’humanité d’un homme du XIXe. Dante est un homme du moyen âge, disent-ils ; il faut le prendre tel qu’il est et ne pas lui faire un reproche de ce qui a été pour lui en définitive la principale source de sa poésie. Nous ne devons pas plus nous scandaliser de ses violences, de ses excès d’amertume, de ses invectives cruelles, que nous ne devons nous scandaliser des naïves indécences que les artistes de son temps sculptaient sur les façades et sur les jubés des cathédrales, sur les stalles des chœurs d’église, car les artistes qui produisaient ces intempérances comiques et ces bouffonneries burlesques étaient sincèrement pieux et naïvement chrétiens. Les violences de Dante sont pareilles à ces écarts d’imagination, et n’atteignent en rien son humanité ; il est humain, comme les artistes de son temps étaient pieux. La plus douce des âmes modernes jetée au XIIIe siècle aurait partagé les mêmes passions et les aurait exprimées avec la même intempérante éloquence Excuse banale et tout à fait superficielle ! Sans doute Dante est un homme de son temps, si l’on entend par là qu’il en a ressenti toutes les passions, qu’il a assistera toutes ses luttes en spectateur ardent, et qu’il en a exprimé la vie dans sa poésie ; mais non si l’en entend par là que ces passions contemporaines avaient assoupli et dompté son âme au point de la dominer et de la remplir, au point de frapper et de marquer sa substance à l’effigie du siècle où elle vécut, de manière que l’effigie fût plus précieuse que la substance, comme dans les pièces de monnaie, où le métal disparaît sous l’image du souverain. Non, le temps n’a point eu sur cette âme une telle puissance, car, à la regarder avec attention, on s’aperçoit assez facilement, qu’elle est d’une essence en quelque sorte transcendante, qu’elle n’appartient pas plus au XIIIe siècle qu’à toute autre époque. C’est au contraire une âme éternelle et absolue. Placez-la à telle époque qu’il vous plaira, dans l’antiquité, au XVIe siècle, au XIXe, et elle vous offrira les mêmes caractères, vous transmettra le même divin message, vous apparaîtra mue par les mêmes mobiles, enflammée par les mêmes passions, car il n’y a en elle rien de transitoire et de périssable. Elle ne comprend des choses que ce qu’elles ont de simple