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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/550

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disposition vicieuse dans la large indifférence du critique et du philosophe. Ils auraient des remords de conscience, s’ils se lançaient sans arrière-pensée dans le libre examen. En effet, il y a une sorte de péché dans l’examen vraiment libre, puisqu’il suppose le doute, chasse le respect, pèse le bien et le mal dans la même balance, et accepte également toutes les doctrines, scandaleuses ou édifiantes, sitôt qu’elles sont prouvées. Ils écartent ces spéculations dissolvantes ; ils les regardent comme des occupations d’oisifs ; ils ne cherchent dans le raisonnement que des motifs et des moyens de se bien conduire. Ils ne l’aiment pas pour lui-même, ils le répriment dès qu’il veut être indépendant ; ils exigent que la raison soit chrétienne et protestante, ils la démentiraient sous une autre forme ; ils la réduisent à l’humble rôle de servante, et lui donnent pour souverain leur sens intime biblique et utilitaire. En vain, au commencement du siècle, les libres penseurs s’élèvent ; quarante ans plus tard[1], ils sont noyés dans l’oubli. Le déisme et l’athéisme ne sont ici qu’une éruption passagère que le mauvais air du grand monde et le trop-plein des forces natives développent à la surface du corps social. Les professeurs d’irréligion, Toland, Tindal, Mandeville, Bolingbroke, rencontrent des adversaires plus forts qu’eux. Les chefs de la philosophie expérimentale[2], les plus doctes et les plus accrédités entre les érudits du siècle[3], les écrivains les plus spirituels, les plus aimés et les plus habiles[4], toute l’autorité de la science et du génie s’emploie à les abattre. Les réfutations surabondent. Chaque année, selon la fondation de Robert Boyle, des hommes célèbres par leur talent ou leur savoir viennent prêcher à Londres huit sermons « pour établir la religion chrétienne contre les athées, les théistes, les païens, les mahométans et les juifs. » Et ces apologies sont solides, capables de convaincre un esprit libéral, infaillibles pour convaincre un esprit moral. Les ecclésiastiques qui les écrivent, Clarke, Bentley, Law, Watt, Warburton, Butler, sont au niveau de la science et de l’intelligence laïques. Par surcroît les laïques les aident. Addison compose la Défense du Christianisme, Locke la Conformité du Christianisme et de la Raison, Ray la Sagesse de Dieu manifestée dans les œuvres de la création. Par-dessus ce concert de voix perce une voix stridente : Swift, de sa terrible ironie, complimente les coquins élégans qui ont eu la salutaire idée d’abolir le christianisme. Quand ils seraient dix fois plus nombreux, ils n’en viendraient pas à bout, car

  1. Burke, 133, Réflexions.
  2. Ray, Boyle, Barrow, Newton.
  3. Bentley, Clarke, Warburton, Berkeley.
  4. Locke, Addison, Swift, Johnson, Richardson.