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fournir des armes. Si vous assistez à une élection, la première chose que vous aperceviez, ce sont des tables pleines[1]. On s’empiffre aux frais du candidat ; l’aie, le gin et l’eau-de-vie coulent en plein air ; la mangeaille descend dans les ventres électoraux, les trognes deviennent rouges. Mais en même temps elles deviennent furieuses. « À chaque verre qu’ils entonnent, leur animosité croît. Maint honnête homme, qui auparavant était aussi inoffensif qu’un lapin apprivoisé, une fois rempli, devient aussi dangereux qu’une couleuvrine chargée. » Le débat devient une lutte, et l’instinct batailleur, une fois lâché, a besoin de coups. Les candidats s’enrouent l’un contre l’autre. On les promène en l’air sur des fauteuils, au grand péril de leur cou ; la foule hue, applaudit et s’échauffe par le mouvement, la contradiction, le tapage ; les grands mots patriotiques ronflent, la colère et la boisson enflent les veines, les poings se serrent, les gourdins travaillent, et des passions de bouledogues manœuvrent les grands intérêts du pays ; qu’on prenne garde de les tourner contre soi ; lords, communes ou roi, elles n’épargneront personne, et quand le gouvernement voudra opprimer un homme en dépit d’elles, elles contraindront le gouvernement à abroger sa loi.

On ne les musellera pas, car elles s’enorgueillissent de ne pas être muselées. L’orgueil ici s’ajoute à l’instinct pour défendre le droit. Chacun sent que « sa maison est son château, » et que la loi veille à sa porte. Chacun se dit qu’il est à l’abri de l’insolence privée, que l’arbitraire public n’arrivera pas jusqu’à lui, qu’il « a son corps, » qu’il peut répondre à des coups par des coups, à des blessures par des blessures, qu’il sera jugé par un jury indépendant et d’après une loi commune à tous. « Quand un homme en Angleterre, dit Montesquieu, aurait autant d’ennemis qu’il a de cheveux sur la tête, il ne lui en arriverait rien. Les lois n’y étant pas faites pour un particulier plutôt que pour un autre, chacun se regarde comme monarque, et les hommes dans cette nation sont plutôt des confédérés que des concitoyens. » Cela va si loin, « qu’il n’y a guère de jour où quelqu’un ne perde le respect au roi d’Angleterre… Dernièrement milady Bell Molineux, maîtresse fille, envoya arracher les arbres d’une petite pièce de terre que la reine avait achetée pour Kensington, et lui fit procès sans avoir jamais voulu, sous quelque prétexte, s’accommoder avec elle, et fit attendre le secrétaire de la reine trois heures… » Quand ils viennent en France, ils sont tout étonnés de voir le régime du bon plaisir, la Bastille, les lettres de cachet, un gentilhomme qui n’ose résider sur sa terre, à la campagne, par crainte de l’intendant, un écuyer de la maison du roi qui, pour une

  1. Goldsmith, Hogarth.