Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/556

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

religieuse, surabonde et déborde, et ses explosions ne font que marquer la force de la flamme qui l’entretient. L’acharnement des partis dans l’état comme dans la foi est une preuve de zèle ; la tranquillité constante n’est que l’indifférence générale, et s’ils se battent aux élections, c’est qu’ils prennent intérêt aux élections. Ici, « un couvreur se fait apporter sur les toits la gazette pour la lire. » Un étranger qui lirait les journaux « croirait le pays à la veille d’une révolution. » Quand le gouvernement fait une démarche, le public se sent engagé ; c’est son honneur et c’est son bien dont le ministre dispose ; que le ministre prenne garde à lui, s’il en dispose mal. Chez nous, M. de Conflans, qui par lâcheté a perdu sa flotte, en est quitte pour une épigramme ; ici, l’amiral Byng, qui par prudence a évité de risquer la sienne, est fusillé. Chacun, dans sa condition et selon sa force, prend part aux affaires ; la populace casse la tête des gens qui ne veulent pas boire à la santé de Sacheverell ; les gentilshommes viennent en cavalcade à sa rencontre. Toujours quelque favori ou ennemi public provoque des démonstrations publiques. C’est Pitt, que le peuple acclame, et sur qui « les municipalités font pleuvoir des boîtes d’or. » C’est Grenville, que l’on va siffler au sortir de la chambre. C’est lord Bute, que la reine aime, qu’on hue, et dont on brûle les emblèmes, une botte et une jupe. C’est le duc de Bedford, dont le palais est attaqué par une émeute, et ne peut être défendu que par une garnison de fantassins et de cavaliers. C’est Wilkes, dont le gouvernement a saisi les papiers, et à qui le jury assigne sur le gouvernement une indemnité de mille pounds. Chaque matin, les journaux et les pamphlets viennent discuter les affaires, juger les caractères, invectiver par leur nom les lords, les orateurs, les ministres, le roi lui-même. Qui veut parler parle. Dans ce tumulte d’écrits et de ligues, l’opinion grossit, s’enfle comme une vague, et, tombant sur le parlement et la cour, noie les intrigues et entraîne les dissentimens. Au fond, en dépit des bourgs pourris, c’est elle qui gouverne. Le roi a beau être obstiné, les grands ont beau faire des ligues ; sitôt qu’elle gronde, tout plie ou craque. Les deux Pitt ne montent si haut que parce qu’ils sont portés par elle, et l’indépendance de l’individu aboutit à la souveraineté de la nation.

Dans un pareil état, « toutes les passions étant libres[1], la haine, l’envie, la jalousie, l’ardeur de s’enrichir et de se distinguer, paraissent dans toute leur étendue. » Jugez de la force et de la sève avec lesquelles l’éloquence doit s’y implanter et végéter. Pour la première fois depuis la ruine de la tribune antique, elle a trouvé le sol dans lequel elle peut s’enraciner et vivre, et une moisson d’orateurs

  1. Montesquieu, liv. XIX, chap. 27.