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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/646

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dans un profond accablement, et le vieillard qui l’accompagnait le matin se tient debout au pied du lit, inquiet et frappé de stupeur. Le docteur lui tâte le pouls, ou plutôt il pose un doigt investigateur où le dernier filet de vie soulève à peine la peau, et il secoue la tête tristement. Le contact de cette main tire la jeune femme de sa torpeur ; ses grands yeux égarés et pleins de larmes fixent sur le médecin un regard interrogateur, puis elle frissonne et crie en sanglotant : « Oh ! docteur, docteur ! James, le pauvre James ! — Du courage, mon enfant, répond le médecin, vous avez une belle petite fille ; le Seigneur mêle ses miséricordes à ses rigueurs. » Les yeux de la jeune femme se refermèrent, et de la tête elle fit une douloureuse, mais positive dénégation. Un instant après, elle parla en empruntant l’antique et mélancolique langage de l’Écriture : « Ne l’appelez pas Noémi, appelez-la Mara, car le Seigneur s’est montré plein de rigueur pour moi. » Et comme elle parlait, le froid du dernier hiver passa sur sa face ; mais comme il passait, un sourire parut sur les lèvres de la jeune femme, comme si une fleur était tombée du paradis ; elle murmura : « Que ta volonté soit faite et non la mienne ! » Et tout fut fini. »


Cette enfant qui entre dans la vie par une porte si douloureuse, cette petite Mara que les larmes de sa mère mourante ont baptisée d’un nom tristement significatif, démentira les sinistres prédictions qui entourent son berceau : c’est elle qui est destinée à devenir la perle de l’île d’Orr. Il est assurément impossible de prendre une héroïne plus jeune ; aussi, pendant qu’elle grandit un peu, l’auteur a le temps de nous faire faire connaissance avec les habitans de l’île. C’est d’abord le vieux capitaine Pennel, qui avait espéré, en mariant sa Noémi à un jeune et vigoureux marin, ne plus retourner au banc de Terre-Neuve, et n’avoir plus d’autre occupation que d’élever ses petits-enfans. Il soutient courageusement le coup qui le frappe, car c’est un homme d’une piété sincère, sévère à lui-même et doux aux autres. Il est par-dessus tout l’homme du devoir ; mais sa fermeté est tempérée par la tendresse. Toutes ses pensées se concentrent désormais sur la petite créature dont la frêle constitution, l’organisation nerveuse et la beauté précoce lui rappellent la fille qu’il a perdue. Vivra-t-elle ? ne vivra-t-elle pas ? Voilà la grande, l’unique question qui préoccupe le ménage Pennel, et l’enfant ne peut être absente une heure sans que le vieux marin ne se montre inquiet : il gronderait volontiers sa femme, si Mary Pennel pouvait être grondée. C’est le cœur le plus dévoué qu’il soit possible de rencontrer ; c’est une de ces âmes aimantes qui ont besoin de se sacrifier pour quelqu’un et d’abdiquer entre ses mains toute initiative et toute volonté. Elle est la première esclave de Mara, et elle ne songerait qu’à bénir sa servitude, si elle n’en rougissait un peu devant sa voisine, mistress Kittridge. Celle-ci est la vraie matrone puritaine, assidue à l’église, ferrée sur les Écritures, ponctuelle dans l’accomplissement