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Cœur, mon cœur, pourquoi si triste ?
Qu’est-ce qui t’oppresse si fort ?
La terre étrangère est si belle.
Cœur, mon cœur, que te faut-il encore[1] ?

Nous nous établîmes définitivement à Moscou après la mort de mon père. J’avais alors douze ans. Mon père mourut une nuit d’un coup d’apoplexie. Je n’oublierai jamais cette nuit-là. Je dormais de ce profond sommeil dont dorment habituellement tous les enfans ; mais je me rappelle que j’entendais même à travers ce sommeil un ronflement pénible et pareil à un râle. Je sens tout à coup que quelqu’un me saisit par l’épaule et me secoue. J’ouvre les yeux : mon menin était devant moi. « Qu’y a-t-il ?… — Venez, venez ; Alexis Michaëlitch se meurt… » Je me jette comme un fou à bas de mon lit et m’élance dans la chambre de mon père. Il était couché, la tête renversée en arrière, le visage tout rouge, et il râlait avec effort. Les domestiques se pressent à la porte avec des mines effarées ; une voix enrouée demande dans l’antichambre si on a envoyé chercher le médecin. J’entends les pas lourds du cheval qu’on fait sortir de l’écurie pour le conduire dans la cour ; la porte cochère crie sur ses gonds. Une chandelle brûle par terre sur le plancher de la chambre ; ma mère se livre au désespoir, sans oublier toutefois ni les convenances, ni sa propre dignité. Je me précipitai sur mon père et l’embrassai en balbutiant : « Papa, papa ! » Il était étendu, immobile, roulant étrangement les yeux. Une terreur insurmontable m’ôta la respiration ; je poussai des cris d’effroi comme un oiseau qu’on aurait saisi avec rudesse. On m’entraîna hors de la chambre. La veille encore, comme s’il avait pressenti sa fin prochaine, mon père m’avait caressé avec tant d’ardeur et de tristesse ! On amena une espèce de médecin endormi et velu qui répandait une forte odeur d’eau-de-vie. Mon père mourut sous sa lancette. Le lendemain, je me tenais, un cierge à la main, devant la table sur laquelle on avait couché le cadavre, et j’écoutais stupidement les monotones psalmodies du chantre, interrompues de temps à autre par la voix fluette du prêtre. Les larmes coulaient sur mes joues, sur mes lèvres, sur mon col et sur ma chemise. Je regardais continuellement, je regardais fixement le visage immobile de mon père, comme si j’eusse attendu quelque chose de lui, et pendant ce temps ma mère se prosternait lentement la face contre terre, se relevait lentement et faisait le signe de la croix en appuyant ses doigts avec

  1. Herz, mein Herz, warum so traurig ?
    Was bekümmert dich so sehr ?
    ’S ist ja schön im fremden Lande.
    Herz, mein Herz, was willst du mehr ?