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Tchoulkatourine m’est odieux !… Il me semble toujours que je vois son sang sur les mains de cet homme… Je frissonnai derrière ma cachette.

— Du reste, continua-t-elle mélancoliquement, qui sait ?… peut-être que sans ce duel… Ah ! quand je le revis blessé, je compris que j’étais toute à lui.

— Tchoulkatourine vous aime, dit Besmionkof.

— Qu’est-ce que cela me fait ? Ai-je besoin de l’amour de qui que ce soit ?… — Elle s’arrêta et ajouta lentement : — Sauf le vôtre ; oui, mon ami, votre amour m’est indispensable. Sans vous, j’aurais été perdue… Vous m’avez aidée à supporter des momens affreux…

Elle se tut… Besmionkof lui serrait la main avec une tendresse paternelle. — Que faire ? que faire, Lise Cyrillovna ? répéta-t-il plusieurs fois de suite.

— Oui, continua-t-elle sourdement, il me semble maintenant que je serais morte sans vous. Vous seul m’avez soutenue, et puis vous me le rappelez,… car vous saviez tout. Vous souvenez-vous combien il était beau ce jour… Mais pardonnez-moi, ces souvenirs doivent vous être pénibles.

— Parlez, parlez, interrompit Besmionkof ; quelle idée est-ce là ! Que Dieu vous bénisse !

Elle lui serra la main. — Vous êtes bien bon, Besmionkof, poursuivit-elle ; vous êtes bon comme un ange ! Que puis-je faire ? Je sens que je l’aimerai jusqu’au tombeau. Je lui ai pardonné, je lui serai reconnaissante. Que Dieu lui accorde toute félicité ! que Dieu lui donne une femme selon son cœur ! — Les yeux de Liss se remplissaient de larmes. — Pourvu qu’il ne m’oublie pas, pourvu qu’il se souvienne quelquefois de sa Lise !… Sortons d’ici, ajouta-t-elle après un moment de silence.

Besmionkof porta la main de Lise à ses lèvres.

— Je sais, reprit-elle avec chaleur, que tout le monde m’accuse à présent, que tout le monde me jette la pierre. Soit. Je n’échangerais pourtant pas mon infortune contre leur bonheur… Non ! non !… Il ne m’a pas aimée longtemps, mais il m’a aimée ! Il ne m’a jamais trompée, il ne m’a jamais dit que je serais sa femme ; moi-même je n’y ai jamais songé. Mon pauvre père seul avait de l’espoir. Et à l’heure qu’il est, je puis me dire que je ne suis pas encore tout à fait malheureuse ; il me reste le souvenir, et quelles que soient les terribles suites… J’étouffe ici… C’est ici que je l’ai vu pour la dernière fois… Retournons en plein air.

Ils s’étaient levés. J’eus à peine le temps de me jeter à l’écart et de me cacher derrière un gros tilleul. Ils sortirent de la tonnelle et s’enfoncèrent de nouveau dans le bois. Je ne sais combien de temps