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d’une main tremblante. — Le froid vous glacé, mes amis, leur dit l’officier ; vous vous serez bientôt réchauffés à tenir le navire en route ; il se lance d’un bord à l’autre comme un cheval emporté.

Tout en appuyant leurs mains calleuses sur la roue du gouvernail, les deux matelots se parlaient à voix basse. Ce n’était pas le froid qui les faisait frissonner, car la sueur perlait sur leurs fronts. Une vague rumeur circulait parmi l’équipage : les marins disaient qu’on avait aperçu autour du Jonas le corps du naufragé courant sur les flots, et que par instans il se tenait à l’arrière du navire, qu’il poussait de ses mains crispées. Aucun d’eux ne l’avait vu de ses yeux, et tous affirmaient cependant qu’il s’était montré. L’Irlandais, plus explicite dans ses déclarations, avouait qu’il avait été pris de vertige en se penchant au-dessus des tourbillons d’écume soulevés par le sillage du Jonas ; mais il lui paraissait indubitable que la terrible apparition se tordait au milieu des remous qui se formaient derrière le gouvernail. Ce qui demeurait certain, c’est que la peur qui couvait depuis quelques jours dans l’esprit des matelots faisait explosion sous l’influence du découragement. En mutilant d’un coup de sa carabine le visage inanimé du marin auquel il n’avait pas daigné accorder la sépulture, le capitaine Robinson avait attiré sur le navire et sur l’équipage un mauvais sort qu’il ne pouvait conjurer qu’en périssant lui-même ; restait à savoir si les gens de l’équipage étaient condamnés à périr à cause de lui. Les baleines fuyant toujours devant la proue du Jonas n’étaient plus aux yeux de ces hommes consternés que des monstres fantastiques qui l’entraînaient forcément jusqu’au milieu des glaces du pôle. Et pendant que ces craintes répandues dans les imaginations paralysaient le courage des marins les plus énergiques, le vent redoublait de violence. Quand le jour parut, l’ouragan se déchaînait dans toute sa force. Le navire diminuait de voiles d’heure en heure ; il ne put bientôt plus en porter aucune. Le vent, qui s’engouffrait dans les cordages avec un sifflement sinistre, le chassait toujours en avant avec une rapidité effrayante, et les vagues, profondes comme des vallées, hautes comme des montagnes, se le renvoyaient l’une l’autre en le couvrant d’écume. Il n’était plus temps de retourner en arrière, aucune force humaine n’aurait pu tenir tête à l’ouragan. Le navire on était réduit à fuir sous le vent aussi longtemps que durerait la tempête. La journée se passa dans des angoisses que tous les baleiniers, jeunes et vieux, partageaient au même degré. Le capitaine Robinson, silencieux, mais non résigné, regardait d’un œil hagard la mer en furie et ses matelots terrifiés. Il n’ignorait pas les secrètes pensées de son équipage, et si par la forte trempe de son caractère il se mettait au-dessus des appréhensions superstitieuses