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son courage et sa foi ma manière de voir et de sentir la vie, et elle agissait ainsi sans le savoir, ce qui la rendait bien puissante.

« Eh bien ! mon cher ami, je fus très fort, et je suis encore étonné d’avoir pu résister à l’emportement de ma nature. Non-seulement je lui refusai un baiser, non-seulement je m’acharnai à lui faire comprendre mon devoir et le danger de sa confiance, mais encore je la quittai brusquement sans lui dire : Je t’aime. Je l’aimais pourtant diablement dans ce moment-là.

« Le lendemain je n’étais pas dégrisé. Croyez-moi si vous voulez, j’ai passé plusieurs nuits sans fermer l’œil. Je voyais toujours cette belle fille chaste et même froide me regarder d’un air de reproche et se jeter dans le sein de sa négresse en disant : — Il ne veut pas m’aimer !

a Je ne l’ai donc jamais trompée ! Non, pas un instant ! mais elle m’a vu ému malgré moi. Elle n’a pas compris l’espèce de combat dont je voulais triompher. Elle ne sait pas la différence qui existe entre le cœur et l’imagination. Elle n’y comprendra jamais rien. Elle croit que je l’aime, mais qu’un autre engagement me défend de le lui dire. Elle espère toujours. Elle croit que mes rares et courtes visites sont aussi un engagement que j’ai contracté avec elle. Elle me dispute à une rivale imaginaire. Elle est malade et abattue quand elle ne me voit pas ; elle préfère mes duretés et ma froideur à mon absence. Je l’ai revue encore une ou deux fois. Aujourd’hui elle m’a dit qu’elle ne se marierait jamais qu’avec moi, et qu’elle se tuerait si j’en épousais une autre. Il n’y a rien de plus stupide qu’un homme qui croit à ces menaces-là et qui les raconte : pourtant voyez la situation exceptionnelle de cette fille ! Songez à la fin horrible de son père, à l’hérédité possible de certaines affections du cerveau, à l’abominable influence de la bastide Roque… Voilà où j’en suis ; dites-moi ce que vous feriez à ma place !… »

— Je ne sais pas, répondis-je.

— Comment, vous ne savez pas ?

— Non, il m’est impossible de me mettre à votre place, précisément parce que je ne m’y serais pas mis. Je ne serais pas retourné chez Mlle Roque, si je m’étais senti inflammable comme vous l’êtes !

— Mais ce n’est pas moi qui suis inflammable, c’est elle qui a pris feu comme l’éther !

— On s’enflamme pour vous parce que le feu vous sort par les yeux. Ces aventures-là n’arrivent qu’à certains hommes. Voyons, vous n’êtes pas plus laid ni plus sot qu’un autre, je le sais bien ; mais vous n’êtes pas un dieu, et vous ne faites pas boire de philtres à vos clientes ! D’où vient donc que vous avez partout des amou-