Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/62

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

notre vertu à nous que d’endurer patiemment l’esclavage ? Tu transformes notre triste existence dans cette vallée de pleurs en une vie de purs esprits dans la lune argentée ; d’une voix d’enfant, tu cries : L’action, l’action, l’action !… la nation se dresse, et voilà que tu trembles tout à coup, quand apparaît la face du peuple, et que du buisson qui s’embrase commence à retentir la voix de pieu ? » — Autrefois, poursuit Slowaçki, les élus de la grande poésie étaient toujours les premiers à proclamer les vérités nouvelles et à entraîner les masses au combat. Aujourd’hui quoi ! voilà un grand seigneur, un grand chanteur, qui se pose en prophète du peuple, mais en prophète fashionable, à la mode du beau monde ! Dans son char poétique ; il a placé le Christ comme Ovide son Phaéton, et il parcourt avec des chevaux couleur de rose les espaces vaporeux d’un idéal inoffensif. Quand l’univers se consume dans la souffrance, quand monte la marée des actions, le voilà qui se met en travers comme une borne, défend au siècle de marcher, et de sa poitrine agitée par la peur il ne peut plus pousser que ce cri rauque : « Au nom du dieu rouge, qui que tu sois, ne tue pas la noblesse ! » La noblesse, mais où la trouver ? A quel signe la reconnaître ? — Dans une strophe célèbre, Slowaçki, qui plus d’une fois s’est souvenu de sa noble origine, nie que la noblesse polonaise existe encore, et ne fait qu’une exception injurieuse pour le prince Czartoryski, en lui attribuant dès ambitions dynastiques : — misérable accusation que lançaient toujours au patriote éprouvé d’ingrats compagnons d’exil.


« Autrefois vous étiez nombreux en effet ; autrefois il y a eu des centaines de milliers de vos nobles, nobles par le cœur et par l’attitude ! De nos jours je n’ai connu qu’un seul gentilhomme, le pays entier n’en a pas vu d’autre. Lui seul, par le supplice du cœur, par les intentions, sinon par le succès, par une tristesse grande, silencieuse et fière, par une main toujours pleine de dons, par une gloire sourde, antique, il fut un gentilhomme et eut le droit de se dire tel… Aujourd’hui lui-même, le seul, l’unique, il a abandonné vos rangs ; lui-même ne tient plus à sa dignité : il est allé pourrir parmi les rois ; il n’est plus, et vous n’êtes plus ! »


C’est d’ailleurs l’éternelle tactique des révolutionnaires de présenter leurs programmes sous les dehors les plus inoffensifs, et Slowaçki n’a garde de négliger ce moyen. Il demande hardiment au poète « où donc il a entendu parler de massacre, » qui donc a menacé du couteau ? Visions de cerveau troublé que tout cela, hallucination d’une fantaisie effrayée ! « Une note plaintive de l’Ukraine a peut-être passé par les airs, une dumka célébrant les luttes anciennes des Zaporogues, — et tu as eu peur, fils de noble ! — Ou bien encore un beau matin un rayon de soleil est entré dans la chambre