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qui ne portât le cachet de la destinée tragique qui a pesé de son poids de plomb sur toute cette existence douloureuse. Un vieillard, un ancien et brave soldat venait de s’éteindre au milieu de l’indifférence de ses compatriotes, qui ne fut elle-même que de la générosité, et si la nation daigna attacher une pensée à cet événement, ce ne fut que celle du répit que cette mort pourrait donner à la vie d’un fils resté, lui, fidèle à la patrie ; mais le lien fatal qui unissait ces deux existences ne devait pas se rompre même alors : une violente maladie emporta subitement le poète trois mois après qu’il eut perdu son père. Il mourut ici même, à Paris, le 24 février 1859, et le silence seul vint s’asseoir sur sa tombe. Pour emprunter l’expression pittoresque d’un écrivain polonais célèbre, « un grand génie s’en allait au ciel, et dans son vol il ne frôla pas la terre, même de son ombre… »

Le silence régna de même, et longtemps encore, sur une autre tombe bien plus grande, et qui s’appelait la Pologne ; mais un jour, il y a de cela plus d’un an, les trois monarques du Nord convinrent de cette entrevue de Varsovie qu’à tort ou à raison l’opinion libérale de l’Europe regardait comme le point de départ d’une nouvelle sainte-alliance : on disait cette entrevue dirigée contre l’Italie et les tendances générales de l’Occident. À cette nouvelle, la Pologne frémit ; la nation ensevelie si longtemps dans sa douleur et dans son travail intérieur secoua son linceul et sortit tout à coup de son inaction. Et sait-on bien quel fut le signal de cette agitation polonaise qui depuis n’a cessé de croître ? Ce fut une messe funèbre, célébrée à la même date dans toutes les églises du pays pour le repos de l’âme des trois poètes : Mickiewiçz, l’auteur des Psaumes et Slowaçki. Une pieuse pensée d’amour et de concorde réunissait ainsi devant Dieu et dans un deuil commun les deux grands adversaires qui furent longtemps amis, et plaçait au-dessus d’eux leur maître à tous, l’immortel waidelote. Puis vint un jour où le peuple de Varsovie se leva ; il se leva sans armes, ne portant dans ses mains que son drapeau et sa croix ; il ne donna pas la mort, mais il la reçut, et quand le dominateur, épouvanté d’une attitude si nouvelle, lui demanda ce qu’il voulait, il répondit : La patrie !… L’âme du chanteur de Resurrecturis dut tressaillir ; l’idéal qu’il avait rêvé devenait une réalité, et sa poésie, restée si longtemps anonyme, tout un peuple la signait de son nom.


JULIAN KLACZKO.