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florissante établie par un peuple nègre conquérant sur des blancs soumis : c’était l’empire des Fougn de Sennaar, qui s’étendait au siècle dernier sur un territoire aussi vaste que celui de l’empire d’Autriche, depuis les sables du Darfour jusqu’aux plaines brûlantes de l’Abyssinie.

On, ne sait rien de certain sur l’origine de ces Fougn ou Foungi, comme on les appelle communément. D’après quelques textes peu explicites et un document arabe précieux que je sais exister à Sennaar ou à Khartoum, et que j’ai vainement cherché à acquérir[1], les Fougn, venus du sud ou du sud-ouest, auraient trouvé le peuple nègre des Hamadj en possession de l’héritage des anciens empereurs d’Aloa : ils les auraient battus et refoulés dans les montagnes du Fazokl, qu’ils habitent aujourd’hui. Les vainqueurs soumirent peu à peu tout le bassin du Nil moyen, et concentrèrent leur pouvoir autour de Sennaar, ville sans doute plus ancienne que ne le disent les Arabes, qui ont toujours une étymologie absurde à mettre en avant. « Les Fougn, disent-ils, s’étant décidés à bâtir une ville en face de Basboch, s’y rendirent, et trouvèrent au bord du fleuve une femme fort belle, aux dents étincelantes et couleur de feu[2], en souvenir de laquelle ils appelèrent la cité nouvelle Dent-de-Feu (Sinnâr). » Ici comme en tout pays où le peuple dominateur est moins civilisé que la race conquise, la nationalité fougn fut si complètement absorbée par l’élément arabe que celui-ci imposa à l’autre sa langue, ses mœurs, son culte. Il se forma depuis Fazokl jusqu’à Dongola une race métisse, nègre par le teint, arabe par les traits ; mais il resta aux environs de la capitale une sorte d’aristocratie purement nègre, plus spécialement désignée par le nom de kamatir, dont la fierté héréditaire paraît avoir survécu, même aujourd’hui, à la chute de l’empire des Foungi. Une certaine civilisation et une remarquable prospérité matérielle marquèrent la durée de ce gouvernement étrange, qui avait, entre autres particularités, sa fête annuelle de l’agriculture. Plusieurs petits états à peu près autonomes vivaient à l’ombre de celui de Sennaar : de ce nombre étaient les républiques commerçantes de Berber et de Chendi, que le célèbre Burkhardt vit dans toute leur splendeur dix ou douze ans avant leur ruine, et la république théocratique de Damer, où des fokara (prêtres), regardés comme magiciens, inspiraient à toutes les populations voisines une terreur fort productive pour ceux qui l’exploitaient.

  1. Chronologie royale de Sennaar. Ce document, qui appartient à un faki ou prêtre sennarien, a été vu par M. Brun-Rollet, qui en a cité quelques passages dans son livre sur le Nil-Blanc, et par M. Peney, qui en a extrait diverses notes inédites.
  2. On sait que dans certains pays arabes les femmes de bon ton tiennent à honneur de se teindre les dents.