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viande nous avaient été apportés dès le matin, et les gens nous suivaient de loin. Quelques-uns dansaient, d’autres avaient des flèches et des lances. Notre drogman assura que ces gens avaient de mauvaises intentions : ce fut le signal d’un massacre. Un sous-officier, accompagné de trente hommes, ordonna le feu contre ces malheureux, dont un tomba. Les autres prirent la fuite. Des villages se montraient à quelque distance, l’éloignement n’était pas assez grand pour ne pas s’y porter. Beaucoup d’indigènes, ne pouvant se sauver, tombèrent victimes. Un lac où ces malheureux se jetaient fut comblé de cadavres. Les nôtres revinrent glorieux…

« Il était trois heures de l’après-midi ; les hommes montés sur les vergues annoncèrent une grande quantité de noirs. Nous ne vîmes qu’une cinquantaine d’indigènes des deux sexes qui poussaient devant eux cinq beaux bœufs. Leur démarche était suppliante. Sans armes, ils craignaient de nous approcher. Cependant deux d’entre eux, qui paraissaient les principaux, se décidèrent à se rendre aux invitations du commandant. Ils nous conjuraient de ne point les écraser de la colère de Dieu. Nous en étions, disaient-ils, les enfans. Ils étaient innocens et désiraient notre protection.

« Après s’être un peu rassurés, nos deux noirs vont rejoindre leurs compagnons, qui dansaient non loin de nous. Des chiffons qui avaient servi à envelopper des cartouches furent trouvés par ces misérables ; ils les ramassèrent et se les partagèrent. Ils y mettaient de la valeur comme ayant appartenu aux envoyés de l’Être suprême. Plusieurs furent victimes de leur confiance, car, s’ils fussent demeurés dans l’intérieur des terres, nous n’aurions certainement pas été les chercher… La nuit même ne fut point consacrée au repos : les parens de ceux qui étaient morts demandaient que nous vinssions à leur secours, et imploraient notre pardon, s’ils avaient mérité notre colère.

« Le 7 janvier, nous nous mîmes en route par un petit vent. Le fleuve charriait les corps de nos victimes de la veille. Nous arrivâmes près d’un village, sur la rive orientale, où les habitans nous conjurèrent d’accepter des bœufs, des moutons. Nous étions obligés de contrarier ces braves gens par des refus… Ces innocens tiraient la corde du bateau dans les endroits où nos marins la jetaient à terre. Ils nous amenaient les estropiés, les aveugles, les malades, pour savoir si les envoyés divins voulaient remédier à leurs maux. Le plus petit objet qu’on leur donnait était pour eux un gage de la fin de leur souffrance.

« Un jeune Bhor se présenta à nous : il se donna tout entier aux envoyés de Dieu. Il n’avait rien autre chose à offrir…

« Le 5 février, le drogman, sorti avec son fusil, vit un homme d’un village voisin qui, accompagné de ses deux enfans de dix à douze ans, voulait éviter l’approche de nos barques. Le soldat l’appela. Celui-ci continuait sa route. Le soldat pressa le pas, le rejoignit, fusilla le père, s’empara des enfans avec un autre soldat, et les conduisit à la barque n° 1. C’étaient des Nouers d’une figure intéressante ; quelques larmes coulaient de leurs yeux.

« Un village rencontré sur la droite était abandonné. Nous dépistâmes un noir et trois femmes infirmes. — Pourquoi n’as-tu pas suivi les tiens ? dit-on au noir. — Ma femme est malade, je n’ai pas voulu l’abandonner, et si vous la tuez, du moins nous serons tués ensemble.