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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/357

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avec ses amis, et à s’entretenir de matières spirituelles. Ce régime, l’air salubre de la campagne, la tendresse maternelle de mistress Unwin et de lady Austen amenèrent quelques éclaircies. Elles l’aimaient si généreusement, et il était si aimable ! Affectueux, plein d’abandon, innocemment moqueur, avec une imagination naturelle et charmante, une fantaisie gracieuse, une finesse exquise, et si malheureux ! Il était de ceux auxquels les femmes se dévouent, qu’elles aiment maternellement, par compassion d’abord, par attrait ensuite, parce qu’elles trouvent en eux seuls les ménagemens, les attentions minutieuses et tendres, les respects délicats que notre rudesse ne sait leur rendre, et dont leur être plus sensible a pourtant besoin. Ces doux instans ne durèrent pas. « Au mieux, disait-il, mon esprit a toujours un fonds mélancolique ; il ressemble à certains étangs que j’ai vus, qui sont remplis d’une eau noire et pourrie, et qui pourtant dans les jours sereins réfléchissent par leur surface les rayons du soleil. » Il souriait comme il pouvait, mais avec effort ; c’était le sourire d’un malade qui se sait incurable et tâche de l’oublier un instant, du moins de le faire oublier aux autres. « Vraiment je m’étonne qu’une pensée enjouée vienne frapper à la porte de mon intelligence, encore plus qu’elle y trouve accès. C’est comme si Arlequin forçait l’entrée de la chambre lugubre où un mort est exposé en cérémonie. Ses gestes grotesques seraient déplacés de toute façon, mais encore davantage s’ils arrachaient un éclat de rire aux figures mornes des assistans. Néanmoins l’esprit longtemps fatigué par l’uniformité d’une perspective monotone et désolée fixera les yeux avec joie sur tout objet qui mettra un peu de variété dans ses contemplations, ne serait-ce qu’un chat jouant avec sa queue. « Somme toute, il avait le cœur trop délicat et trop pur : pieux, irréprochable, austère, il se jugeait indigne d’aller à l’église, ou même de prier Dieu. « Ceux qui ont trouvé un Dieu et qui ont la permission de l’adorer ont trouvé un trésor dont ils n’ont qu’une idée bien maigre et bien bornée, si haut qu’ils le prisent. Croyez-m’en, croyez-en un homme qui, ayant joui de ce privilège pendant quelques années, en a été privé pendant un nombre d’années plus grand encore, et qui n’a point l’espérance de jamais le recouvrer. » Et ailleurs : « On peut représenter le cœur d’un chrétien comme dans l’affliction et pourtant dans la joie, percé d’épines et pourtant couronné de roses. J’ai l’épine sans la rose. Ma ronce est une ronce d’hiver, les fleurs sont flétries, mais l’épine demeure. » Au lit de mort, quand le ministre lui disait d’avoir confiance en la miséricorde du rédempteur qui veut sauver tous les hommes, il poussa un cri passionné, le suppliant de ne plus lui proposer de consolations pareilles. Il se croyait perdu, il s’était cru perdu toute sa vie.