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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/497

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place dans les deux romans où je cherche quelques indices sur l’esprit de nos jeunes écrivains. D’ailleurs le héros de M. Duranty présente une certaine ressemblance avec le héros de M. Rocquain : beaucoup de faiblesse, de sincérité et d’orgueil. Le caractère moral qui leur est commun ressort d’autant plus que la position sociale, cette source ordinaire du mécontentement et des déceptions, est ici différente. Louis Leforgeur est né de parens riches qui habitent la province, et qui, le voyant aimer les livres, le laissent rêvasser à son aise. Il vit donc sans souci du pain quotidien, mais solitaire, se faisant sur la société une théorie dédaigneuse que semble tout d’abord confirmer le petit monde provincial qu’il coudoie, mais avec cela très timide, presque farouche, défiant de lui-même, un jour soulevant le monde dans ses rêves, le lendemain voyant son incapacité et retombant dans la mélancolie de toute la hauteur de ses espoirs déçus. Une petite somme dont il hérite personnellement lui permet d’aller vivre dans un coin de paysage traversé par hasard et dont la vue l’a « attendri. » Là il rencontre une jeune fille, moitié ouvrière, moitié paysanne, dont l’amour honnête et naïf le pénètre peu à peu. Cet amour, Louis passe son temps à l’appeler et à le repousser tour à tour. Bien posé tout d’abord, ce caractère se débat constamment entre deux sentimens qui exaltent au même degré sa faiblesse physique et morale, — défiance d’une part, de l’autre besoin ardent de protection. Entre ces deux sentimens, la vanité vient du reste jouer un très grand rôle, car c’est elle surtout qui gagne du terrain à chaque défaite comme à chaque victoire. Enfin cependant l’amour vrai l’emporte ; mais c’est la gloire de battre en brèche les préjugés mondains, de tenir tête aux menaces, de proclamer sa force en se chargeant volontairement d’une grande responsabilité, qui pénètre Louis plus encore que le dévouement naïf et courageux de la jeune fille. Tous deux en effet ont pour mortels ennemis deux braconniers ; l’un est le frère de Lévise, et l’autre, le beau Guillaume, son prétendu. Les deux amans vont fuir, lorsque, la veille de leur départ, le beau Guillaume s’embusque sous leur fenêtre et tue Lévise d’un coup de fusil. Le roman s’achève ainsi par une scène de mélodrame. Après cet apprentissage de la vie si brusquement terminé, que devient le héros ? Quelques lignes nous l’apprennent, Louis, « intelligent » comme le héros de M. Rocquain, n’a pas su devenir « bon. » Ces résultats si différens sont également vrais, parce qu’ils sont également dans la logique des deux personnages.

Que manque-t-il donc à ce récit, où l’auteur a certainement mis tout ce qu’il pouvait mettre ? Il manque la qualité suprême, sans laquelle toutes les autres ne sont rien, le style. M. Duranty appartient, de fait ou de parti-pris, à une école qu’on ne nomme déjà plus, bien que le mot désigne avec précision une manière de décrire bien spéciale, le réalisme. L’auteur de la Cause du Beau Guillaume a décrit, sans rien omettre, tout ce qu’il a vu (en lui-même et en dehors de lui) comme il l’a vu et dans l’ordre où il l’a vu. L’unité en quelque sorte matérielle de son sujet lui a forcément donné une harmonie qu’un sujet plus complexe, traité par le même procédé, n’eût jamais présentée. Ce bénéfice accidentel ne saurait tromper M. Duranty. Après cet essai, qui témoigne de sérieux efforts, il doit comprendre que le