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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/633

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et quelques minutes après trois ou quatre vapeurs tout couverts de voyageurs traversent l’Hudson, se rendant à New-York. Là un paquebot transatlantique aux couleurs anglaises, américaines, françaises ou anséatiques, entre et vient majestueusement prendre place le long d’un wharf, tandis qu’à côté de lui un autre part, le pont encombré de centaines d’émigrans californiens qu’il conduit à Aspinwall. Ici un monstrueux train de quarante bélandres descend lentement l’Hudson à la remorque de quatre ou cinq vapeurs, et, malgré ses trois cents mètres de long, chemine sans encombre au milieu du dédale des navires; là sont les inépuisables farines qui alimentent l’Europe aux jours de disette, et les riches chargemens de bois du nord dont les États-Unis approvisionnent le monde; sur chaque bélandre est la famille qui a associé son sort à cette paisible navigation depuis les grands lacs de l’intérieur jusqu’aux quais de New-York, le mari au gouvernail, et la femme cousant à côté des enfans qui jouent. Vers le soir, une recrudescence d’animation s’empare de la rade : les grands vapeurs arrivés le matin repartent dans toutes les directions; les ferries sont plus chargés que jamais; les remorqueurs semblent ne pouvoir se décider à regagner l’écurie. Seule la nuit vient rendre à ce monde fiévreux un repos au moins comparatif.

On apprécierait mal le tableau que je viens d’esquisser en se bornant à le contempler dans son ensemble. Il faut traverser la rade sur ces ferries, il faut remonter l’Hudson sur ces arches inconnues en Europe, pour comprendre jusqu’où peuvent être poussés certains détails de la civilisation matérielle, la seule qui soit en honneur aux États-Unis, car l’Américain ne se fait pas scrupule d’adorer à la fois Dieu et Mammon. J’ai dit que le ferry était l’omnibus de la rade, omnibus en ce sens que bêtes et gens, charrettes et voitures, tout y trouve place. Peut-être serait-il plus exact de dire qu’il est le prolongement des deux rues qu’il réunit sur les bords opposés de la baie : au centre du bateau, la voie publique encombrée de voitures; sur les côtés, pour les piétons, des salons tenant lieu de trottoirs. Aux deux débarcadères, la même disposition se retrouve sur des ponts assujettis à l’action de la marée, de manière à toujours se trouver au niveau du pont du ferry. On jugera de l’importance et de la perfection de ce service par ce seul fait qu’en 1861 quarante-cinq millions de personnes ont été ainsi transportées, sans autre accident que la mort d’un chauffeur victime de son imprudence. Si je disais avec quelle sûreté de manœuvre ces navires évoluent dans une rade aussi peuplée, avec quelle précision ils pénètrent dans les entonnoirs en pilotis au fond desquels sont les débarcadères, je risquerais de n’être compris que des marins, et je préfère passer des