Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/882

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

monte à la puissance. La libre possession de soi-même semble épouvanter les hommes, et l’on pourrait croire qu’ils ont toujours hâte de se donner à quelqu’un. N’est-il pas vrai de dire que l’excès du pouvoir est plutôt fait de la servilité de tous que de la volonté d’un seul? Il suffit d’avoir vu une révolution pour s’en convaincre.

Tibère serait fort surpris s’il revenait aujourd’hui dans cette demeure d’élection qu’il avait environnée de cachots toujours pleins et qu’il faisait garder par des bourreaux toujours prêts. En effet, à l’heure actuelle, il n’y a pas un seul coupable dans la prison de l’ile. Ici les mœurs ont une mansuétude exceptionnelle; on laisse volontiers sa porte ouverte pendant la nuit, et lorsqu’on est absent, il n’y a guère d’exemple qu’un vol soit essayé : à peine çà et là signale-t-on quelque maraudeur de verger ; mais le vol proprement dit est presque ignoré à Capri. Cette douce et travailleuse population s’administre, se conduit et se garde elle-même; il n’y a pas un seul gendarme dans l’île entière, et les choses n’en vont pas plus mal. On cite deux assassinats commis autrefois ; on en répète les détails, on montre l’endroit; cela se raconte comme un fait rare et monstrueux, et encore faut-il dire que les héros de ces meurtres, restés populaires par l’horreur qu’ils ont inspirée, étaient deux vétérans calabrais envoyés disciplinairement à Capri. Ce petit peuple se connaît, chacun y est appelé par son nom ; dans un espace si resserré et pour un si petit nombre d’habitans, la vie n’a pas de mystère; par la force même des choses, le voisin surveille son voisin ; un mauvais sujet serait vite deviné, démasqué et contraint au départ ou au changement de conduite. La paresse est difficile ici; la terre est pauvre, ou pour mieux dire la terre est rare, et chacun est responsable de sa propre existence. Et puis cette vie de travail au grand air, sous le soleil, dans des champs qu’il faut surveiller sans cesse, dont il faut remonter le mur que la pluie a entraîné, dont il faut redresser la récolte que le vent a courbée, dont il faut soufrer la vigne que l’oïdium envahit, qu’il faut arroser à grands efforts de bras parce que le ciel est sans nuage depuis un mois, cette vie fatigue, occupe et exclut ces rêveries souvent dangereuses que causent invariablement les occupations sédentaires. À la mer pour pêcher, à la terre pour lui arracher la vie quotidienne, le Capriote se tient pour satisfait du sort, s’il gagne sans trop de misère le bout de l’année. La plupart des habitans de l’île n’en sont jamais sortis. L’un d’eux avait été à Naples; il en était revenu émerveillé et racontait à tout venant qu’il avait vu des voitures traînées par des chevaux, et il s’épuisait en vaines descriptions pour faire comprendre à ses auditeurs la construction d’un corricolo ; en effet, il n’existe dans l’île ni voiture, ni charrette. À quoi pourraient-elles servir? les chemins ne sont que des escaliers. Le récit de ce bonhomme me rap-