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domaines, dans ces quartiers nouvellement bâtis et peuplés de nouveau-venus comme moi.

N’importe, je n’ai pu assister hier sans une émotion pénible au mariage de Bessie Christian. Vainement ai-je cherché sur ce beau visage blond l’expression d’un regret qui répondît au mien : elle était calme, souriante et sereine. Quand je l’ai saluée du nom de « mistress Brown, » son teint ne s’est pas animé, ses lèvres n’ont pas frémi, elle n’a eu l’air ni de triompher ni de me plaindre. Elle se disait probablement comme tant d’autres : « Voilà une âme vulgaire et faible, qui n’a ni l’audace des héros, ni la résignation des martyrs. Épris de moi, touché du sort misérable qui m’était fait, appréciant ma constance résignée, mon dévouement infatigable, il ira voulu ni partager ma tâche, ni m’associer à sa destinée. Un autre s’est rencontré qui m’a peut-être moins bien comprise, et qui m’a néanmoins plus complètement aimée. Je me donne à lui sans arrière-pensée, sans vains retours sur un passé qui n’est plus, et sans craindre que l’avenir me fasse regretter... ce qui aurait pu être. » J’ignore si c’est là très exactement ce qu’elle se disait. Elle est si douce, et son âme est si bien fermée à tout sentiment amer! Mais d’autres intérieurement se tenaient ce langage. J’ai lu ma condamnation sur mainte physionomie. Que j’aurais donc voulu, au sortir du temple, pouvoir conduire ici ces gens si dédaigneux, ces juges si sévères, et leur montrer le boulet que je traîne après moi!... Que j’aurais voulu pouvoir leur dire à mon tour : « Non certainement, je ne revendique pas le titre de héros, j’ai conscience de ma faiblesse, je ne retrouve pas en moi l’élément sublime qui élève un homme au-dessus de la foule et le signale à l’admiration des âmes d’élite; mais, quant à la résignation silencieuse du martyre, je la pratique à votre insu, sans une plainte, sans un murmure. Personne ne sait que j’ai commencé ailleurs ma carrière, et qu’après deux années d’efforts absolument perdus, il m’a fallu quitter la ville où j’étais établi. Personne ne sait qu’ici même je suis menacé d’un désastre pareil, et que, pour le conjurer, il faut toute ma volonté, toute mon énergie... »

Je suis sûr que bien des gens m’envient quand ils me voient le matin sauter lestement dans mon drag, prendre les rênes des mains de mon groom, et commencer au grand trot ma tournée de visites. « L’heureux célibataire! disent-ils; quelle rapide désinvolture, quelle absence de soucis! » Et pendant qu’ils s’extasient ainsi sur mon bonheur, voici l’image que j’ai sous les yeux. Dans une chambre mansardée, au second étage de ma maison, près d’un feu qui brûle toujours, sur un divan dont les coussins ne sont jamais à leur place, au sein d’une atmosphère sans cesse chargée de tabac,