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Pour retrouver l’animation et le bruit, il fallait aller jusqu’aux extrémités de Yédo, à Sinagava ou aux faubourgs du nord et de l’ouest. Là, les maisons de thé et autres lieux de débauche attiraient la foule avide de plaisir. On y menait grand tapage, on s’échauffait la tête par de fréquentes rasades de sakki, on se querellait. Les étrangers ne s’y hasardaient pas volontiers et n’y allaient que bien armés, en société de quelques compatriotes et avec l’escorte d’officiers japonais. On leur livrait passage de mauvaise grâce, il ne fallait pas s’arrêter, et il était expressément interdit d’entrer dans une maison de thé. Au coucher du soleil, ces rues s’animaient d’une façon particulière et prenaient un aspect vraiment sinistre. Partout on rencontrait des individus qui, la figure masquée d’un mouchoir et la main sur la poignée d’un de leurs sabres, ressemblaient beaucoup plus à des brigands qu’à d’honnêtes citoyens. Un étranger n’aimait pas à voir ces vilaines figures à ses côtés ou sur ses talons; il se dérobait vite à leurs regards, et apprenait aux nouveaux débarqués que c’était parmi ces hommes masqués qu’il fallait chercher les assassins de Heusken, de Voss, de Decker, et des autres victimes du fanatisme japonais. Lorsque la lumière du jour avait complètement disparu, ces quartiers s’éclairaient d’illuminations fantastiques. Chaque passant était muni d’une lanterne en papier qui portait écrit en gros caractères le nom du propriétaire ou, peintes à l’encre de Chine, les armoiries du maître. Dès l’entrée de la nuit, les maisons de thé étaient fermées, mais à travers les barreaux d’une épaisse grille on pouvait jeter un coup d’œil dans les salles du rez-de-chaussée, où se tenaient les djoros, parées de leurs plus beaux atours, et les ghékos, qui jouaient et chantaient pour attirer sur leurs compagnes l’attention des curieux. Peu à peu les bruits cessaient, le nombre des lanternes, que l’on voyait dans la rue, diminuait; on masquait les grilles des maisons de thé derrière un rideau de planches. A dix heures, les rues étaient presque désertes; à onze, il y régnait un profond silence. Tout Yédo dormait alors, mais bien souvent ses habitans s’éveillaient au glas sinistre du tocsin. On frappait sur une petite cloche à coups pressés et retentissans. Un gardien de nuit, placé sur un belvédère, comme on en voit par milliers à Yédo au-dessus des temples et des plus hautes habitations, avait aperçu un incendie et appelait au secours. Le signal d’alarme se répétait de toutes parts. On imagine quelles scènes de désordre accompagnent un de ces incendies. Les maisons s’ouvrent. Les habitans s’élancent au dehors : ils questionnent, ils interpellent les passans, ils courent vers l’endroit menacé; beaucoup ont grimpé sur les toits pour mieux apprécier le danger en ce qui les regarde. Le feu est loin encore; mais, alimenté par tant de matériaux combustibles, il s’avance, il dévore l’espace. Ce n’est plus une maison qui brûle, c’est une rue, un