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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 47.djvu/270

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REVUE DES DEUX MONDES.

même à toute heure, en remontant dans le libre domaine de l’air. Mon évaporation est comme une sueur de vie qui se répand sur tout ce qu’elle touche et qui se reforme en nuage pour courir encore sur la cime des grands chênes. Je ne puis dire où je vais et où je ne vais pas, soit que je retourne au ciel, soit que, perdu dans les embrassemens de la belle rivière, j’aille me dilater dans le bassin des grandes mers ; mais Dieu les connaît, mes beaux voyages, et toute la nature en profite ; et moi, je m’en réjouis sans cesse, et toujours je ris, je cours, je chante, je raconte, je confie, je révèle, je bois et donne à boire, je sème et je récolte, je prends et je donne ; tout me nourrit, même ton haleine, et je nourris tout, même ta pensée ! Petit courant, je suis une des manifestations particulières du grand fluide vital ; petite vapeur, je suis aussi vivant et aussi nécessaire que le grand fleuve et le grand océan, et que le grand troupeau des nuées qui accompagne et revêt la terre dans son voyage à travers l’infini. »

Et le ruisseau, dont j’avais traduit le langage, me fit connaître que je ne l’avais pas fait mentir, car j’entendis qu’il disait distinctement, comme un résumé de mes hypothèses : Toujours, toujours partout, dans tout, pour tout, toujours ! — Et il recommençait sans se lasser, car c’est tout ce qu’il pouvait dire, et il ne pouvait rien dire de plus beau.

Alors je me levai sans peine pour continuer ma promenade, et je pus rejoindre Lothario, qui étudiait les tourbillons impétueux de la Creuse aux prises avec ses sombres blocs de diorite, et qui s’amusait de l’obstination vaillante des saumons à remonter le courant formidable.

« Eh bien ! me cria-t-il, as-tu trouvé ce que dit le ruisseau ?

— J’espère, répondis-je, que tu l’entendras toi-même quand tu voudras, car il dit une belle chanson que Dieu lui a apprise, et s’il n’est pas toujours possible à l’homme de comprendre l’hymne de la nature, il lui est toujours permis de le deviner.

— Poésie ! dit-il en levant les épaules, horreur du vrai !

— Non pas, répondis-je, culte du vrai, mais traduction libre ! »


George Sand.


Gargilesse, avril 1863.